Séminaire – L’histoire

par Pierre-Yves Balut

Transcription de l’enregistrement du séminaire du samedi 12 décembre 2015 par Marie-Ange Gorbanevsky ; refondue et corrigée par P.-Y. Balut en décembre 2020

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Vous vous rendez bien compte à quel point la question de l’histoire, dans les métiers que nous partageons, est particulièrement confuse : l’histoire c’est ce qui se fait par les historiens, c’est ce qui se fait par les sources écrites, est-ce que l’archéologie est de l’histoire ? L’archéologie sert-elle à l’histoire seulement comme auxiliaire ? etc.

Il faut donc repréciser certains processus qu’il sera plus ou moins opportun de déterminer comme étant l’histoire. Alors, on peut toujours dire « moi j’entends par histoire ceci ou cela ». Mais la question n’est pas  de savoir ce que vous entendez « par » mais de chercher s’il existe un processus qu’il serait pertinent de nommer histoire.

Des mots

La première chose qu’il faut faire alors, c’est de toute façon lâcher intégralement tout ce qui est représentation. L’histoire n’a pas à être un mode de représentation : c’est un phénomène.

Ainsi l’histoire comme phénomène n’a pas à voir avec le récit, car on examinera plus loin que le récit est histoire mais pas celle que vous croyez. Ça n’a rien à voir avec les procédés narratifs, avec le fait des romans, même avec les archives. Ce n’est pas l’Histoire, cela, c’est seulement le métier changeant des historiens. L’histoire n’est pas les modalités, quelles qu’elles soient, de la représentation.

En particulier les textes d’historiens ne sont pas de l’histoire comme phénomène. Ce sont des constructions d’une représentation. De même, cette sorte de tableau – vous avez tous joué à ça, et on le voit dans certains livres, dans les encyclopédies – ces grandes colonnes où on a tout ce qui se passe synthétiquement et synoptiquement : la politique, l’art, la littérature, les guerres et le reste, les dates, les noms. Pas un instant ce n’est de l’histoire si c’en est son explicitation. Ce sont genres littéraires, non de l’histoire comme processus, même si c’est véridique. Il y a de l’histoire dedans, mais encore une fois, pas celle qu’on attendrait.

Du social

Il faut revenir au fait tout simple que l’histoire, comme phénomène, est un processus rationnel qui nous est constitutif. Ce n’est pas un aléa pour les uns ou pour les autres : la position du chef par rapport à d’autres qui ne le sont pas et qui ne seraient pas « dans l’histoire », le savoir faire des uns par rapport à d’autres qui ne sauraient pas l’établir et l’écrire. Dans ce qu’on vous propose, issu de la médiation, l’histoire, c’est ce que tout le monde construit en vivant socialement. Ce n’est pas son récit, ce n’est pas la conscience qu’on en a, ce n’est pas les repères dits historiques qu’on en peut avoir, ce n’est pas la découverte que vous en faîtes, ce n’est pas le genre littéraire que vous en pratiquez, etc. : c’est le processus ethnique lui-même. Celui de la dialectique de la vie, de sa contradiction structurante et ordonnante qui en abstrait les relations, et de sa reconcrétisation en situation. Celui où, après la divergence structurale intervient le possible contrat de convergence performancielle. Car on n’abandonne jamais sa nature, qui nous contraint à la convergence animale, et on n’abandonne jamais sa culture qui nous rend capable d’être constamment autre. Non seulement vis-à-vis de l’autre mais vis-à-vis de soi. La divergence qui s’instaure ainsi par cette rationalité, c’est la possibilité qu’on ne corresponde jamais à soi-même, et qu’on n’est jamais tout à fait réductible à la présence, à l’existence. Comme je dis toujours : les vivants que vous êtes, quoique réellement présents et effectifs, ne comptent pas plus socialement pour moi que mes morts irrémédiablement absents ; lesquels sont, non par le souvenir, mais par la place que je leur concède encore.

Qu’il n’est pas d’histoires naturelles

L’histoire n’est donc pas le temps qui passe; l’histoire n’est pas ce que construisent les observateurs ; l’histoire ainsi ne saurait être « naturelle ». Il n’y a pas d’histoire naturelle, il n’y a pas d’histoire des animaux, il n’y a pas d’histoire du monde : ce sont « des histoires » qu’on se raconte, même vraies, même si  ça possède plus ou moins les possibilités d’un raisonnement justifiable. Comme le processus sociologique qui nous fait être n’est en rien réductible à ces conceptions logiques que constitue l’histoire naturelle, si vous voulez qu’il y ait encore une histoire des animaux, une histoire du climat, une histoire du monde et une histoire des étoiles, alors l’histoire de Napoléon, sera un « machin » de Napoléon : il faut changer le mot car on ne parle vraiment pas de la même chose. Car l’histoire de Napoléon n’a rien à voir avec l’histoire naturelle qui ne tient qu’à la représentation, qu’à vos capacités de langage et éventuellement de vérité, comme jugement de valeur sur vos dires. L’histoire naturelle c’est celle que l’homme construit, il n’y a rien, avant son discours, qui y mette de l’ordre. Tandis que lorsque vous rendez compte des autres, ceux-ci sont totalement ordonnés, structurés préalablement. De la même façon que le système de la langue préexiste aux commentaires que vous vous faites des énoncés, à votre propre regard qui construit une « raison » dessus, le système social préexiste à votre propre représentation, à votre conscience et à votre analyse des faits. De même qu’une langue étrangère, dont vous ne percevez goutte  et ne comprenez rien, est déjà structurée sans le grammairien qui l’observe : de même Napoléon est déjà structuré sans l’historien et « faire l’histoire » de Napoléon, c’est comprendre cette structure. Vous voyez bien que comprendre la structure des hommes, ce n’est évidemment pas raconter l’histoire de la nature. Il y a une erreur fondamentale à garder le même mot. Si vous voulez qu’existe une histoire naturelle, il faudra trouver un autre mot pour l’histoire des hommes. Il n’y a pas moyen de penser un seul instant qu’il y a une histoire de tout et de n’importe quoi. Il y a une représentation de tout, parce que penser à ça ou penser à autre chose, c’est encore penser, mais il n’y a d’histoire que des hommes.

Alors la disposition universelle des choses dans le temps, la datation, n’est pas non plus de l’histoire, ce n’est aussi que représentation. De même la distribution des choses dans le temps, mais aussi la disposition des choses dans l’espace, sont constructions d’une représentation.

Des liens-pour

L’histoire résulte de cette capacité ethnique qui, effectivement, nous constitue : capacité de nous lier à l’autre, et toujours pour quelque chose. Même si la formule est extrêmement simplifiée par rapport aux concepts « instituant–institué », ça suffit de se dire qu’on est toujours à « se lier pour » faire quelque chose. Et c’est ça l’institution, il n’y a pas d’autre « institution » que ce principe qui fait que contractuellement on se « lie-pour ». On est toujours en train d’instituer, c’est à dire en train de créer non pas le monde, mais les relations efficaces et effectives du social. On crée constamment dans cette capacité qu’on a de contredire ce que nous sommes. Et l’institution est là, elle n’est pas dans le fait qu’il y a l’Université ou la République, des députés, des professeurs et des boulangers. Les boulangers se contestent eux-mêmes lorsqu’ils deviennent pâtissiers ou lorsqu’ils deviennent traiteurs, etc. Donc ça bouge tout le temps. Même ce qu’on appelle les règles et les lois sont pour une large part la tentative désespérée et coercitive de maintenir un système institutionnel en dehors d’une sorte de révolution permanente. Ça n’a rien à voir avec la règle au sens « quatrième plan » de la contestation de l’interdit – sinon pour le gendarme et le juge. Ce sont simplement des contrats objectivement dits, qui donnent l’impression d’avoir un peu plus d’existence parce qu’ils sont pré-dits,  parce qu’ils sont pré-nommés, parce qu’ils sont de la constitution au sens de l’écrit. Mais qui, en réalité, n’ont pas plus force de loi, puisque la seule loi est celle que je négocie. Il n’y a pas d’autres institutions que celles que je fais. Et encore une fois, toute l’université est dans votre présence, là. Il n’y a pas d’autre université que ça, le reste, c’est un autre système de contrats, d’autres organisations, précisément d’une certaine façon, de l’administration.

De l’usage, langue et doxa

Le contrat est ce qui permet l’établissement de l’usage comme le langage fait le message. L’usage est la résultante de cette analyse contradictoire permanente de l’autre et de moi par lequel, ethniquement, on fonde précisément ce qui s’appelle l’institution.

Alors l’usage en logique fait la langue y compris la doxa, c’est à dire non seulement ce mécanisme ethnicise la structure qu’est le langage, mais ethnicise aussi ce que le langage crée, c’est-à-dire la pensée. La pensée devient ethniquement doxa, c’est à dire idée constituée, idée reçue, partagée. L’histoire dans le langage est langue et doxa ; on verra plus loin aussi la modalité historique du texte, c’est à dire le récit. L’usage est logiquement langue, doxa, récit.

Style et schématique

L’usage est techniquement style, comme historicisation de l’ouvrage, de n’importe quelle partie de l’ouvrage : on peut être historique par le fil, par la machine à coudre, aussi bien que par le joli motif. Ainsi, participant essentiellement de l’ethnique, le style tient toujours du composite, comme issu de la résolution de la contradiction dialectique de la divergence instancielle et de la convergence performancielle qu’est le contrat.

Mais la seule chose qui est structure et structurant dans le style, c’est bien l’ethnique. Donc le contenu qu’est la technique, ici, de ce point de vue, n’a pas d’ordre structuré. A l’inverse, dans la schématique, la technique est l’élément structurant, l’ethnique en étant seulement le contenu.

Le vice du modèle du vêtement, c’est cette espèce de construction presque didactique opportune qui fait que j’ai développé : vêtement d’état, de partenariat, de charge et de partie. Si je catégorise ainsi ces modalités de fonctionnement ethnique de ce qui reste un contenu, c’est simplement parce que rendant compte génériquement de la totalité des types historiques de vêtements, c’est bien le diable si je ne peux pas attendre du vêtement d’état, du vêtement de partenariat, du vêtement de charge, du vêtement de partie, enfin les mécanismes de l’ethnique. Mais dans tel habit, il n’y a pas de « vêtement d’état, de partenariat » ou autres obligés, puisque de toute façon il n’est pas attendu qu’il y ait toujours la totalité des mécanismes de l’ethnique, quand dans cet ouvrage la seule chose qui est structure, c’est la technique. Mais comme il ne peut pas se vêtir autre chose que de l’humain, si je produis de l’humain, je produis de l’ethnique, donc j’attendrai les mécanismes de l’ethnique, même s’ils ne sont pas obligatoirement tous impliqués.

La complication c’est de comprendre que cette schématique ne doit sa structure qu’à la technique et que le style ne doit sa structure qu’à l’ethnique.

Ainsi, si vous mettez de l’ordre dans le style en terme de technique, c’est simplement parce que dans une connaissance générale, vous vous dites « je vais essayer de rendre compte de tout ce qui peut être attendu  » puisqu’en effet, qu’est-ce qui peut être possiblement historicisé comme style, sinon n’importe lequel des mécanismes de la technique. Donc il est normal que j’attende, non pas comme structure, mais comme contenu, la totalité de ce que la technique est susceptible de constituer. Quoique cependant un style particulier n’informe pas d’office, ne caractérise pas nécessairement la totalité du modèle technique.

Il est virtuellement concevable que j’aie la totalité des mécanismes, mais encore une fois, c’est une totalité en termes que logiquement, je peux les prévoir, mais non en termes qu’ils sont d’office là, puisque là, il n’y a pas de structure.

De la non coïncidence des usages

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’en tout état de cause, il n’y a aucun recouvrement nécessaire de ces usages divers : les institutions, la langue, sa doxa et son récit, le style et le code. C’est à dire que tel style ici, ne veut pas dire que ça corresponde ipso facto à telle institution, et à fortiori, à telle langue. Puisque nous avons la Belgique ici représentée, dans la communauté de langue que nous possédons, nous n’en restons pas moins dans une profonde différence de système politique. Les régimes politiques n’ont aucun rapport. On est dans la communauté de langue, car si « ça est différent » chez les Belges, je crois aussi qu’aucun d’entre vous ne cause comme moi, encore heureux : vous ne parlez pas la même langue que moi. De toute façon, on est tous un mode de la divergence, et on est tous un mode de son propre pays, de sa propre langue.

Ce qui est fondamental, c’est de se rendre compte qu’il n’y a aucune — au sens strict– co-incidence, ni co-variance entre la totalité de ces usages. Tous ces usages sont des modes ethniques d’être, sans aucune autre communauté que d’être de l’usage, d’être issu de l’ethnique. Faire bouger l’organisation sociale ne fait pas bouger d’office la langue. Et faire bouger la langue, ne fait pas bouger le style. Il n’y a pas non plus d’impossibilité cependant à ce que tout marche ensemble. Seulement dans la plupart des sociétés complexes, ça ne marche rarement comme ça : les frontières de la langue, ne sont pas les frontières du style, ne sont pas les frontières de l’institution, ne sont pas les frontières du code. Et, oserais-je dire, c’est ça l’histoire intéressante : dans l’extrême diversité des frontières, la non coïncidence permanente de toutes ces frontières, la frontière de langue, la frontière des usages, des institutions. La non-coïncidence fait précisément la diversité de ce que nous sommes. Surtout si on passe dans un état explicatif, scientifique,  qui serait de se dire « mais pourquoi? » : Comment peut-on avoir la même langue mais pas le même régime politique ? Comment peut-on avoir le même style mais pas la même langue ? Comment peut-on avoir les mêmes interdits mais pas du tout les mêmes usages ?  » Qu’est-ce qui s’est donc passé ? »,  » pourquoi ça ne coïncide pas ? » C’est parce que ça diverge que c’est intéressant.

C’est une simplification de la complexité de ce que nous sommes, mais c’est en plus une tautologie de raisonnement habituelle à l’histoire de l’Art et à l’archéologie de dire « puisqu’on fait les mêmes pots, c’est qu’on a la même langue ou la même institution  et vice versa ». Comment peut-on se permettre d’inférer de l’identité stylistique de production céramique, une identité de culture ? Or c’est le fondement d’une large part de l’archéologie américaine, pré hispanique, qui passe son temps à se dire « 1 pot, 2 pots: une culture ». C’est une simplification terrible de ce que nous sommes, mais en plus c’est un faux raisonnement parce que, comme d’habitude, dès que vous vous saisissez une situation connue, vous vous apercevez que c’est rarissime que ça marche comme ça.

Car dès qu’on sait, le principe d’un historien d’art ou d’un archéologue, c’est d’envisager l’évolution du même qui ferait donc différent ; ou au contraire l’influence de deux différents qui feraient identiquement ; comment l’un annonce déjà le suivant ou tient encore de celui qui précède, qu’il s’agisse d’un individu, d’une époque ou d’une région. On est toujours un autre sans l’être tout à fait ; on est toujours dans l’influence de quelqu’un et dans la récusation de son influence.

L’histoire pourrait être la compréhension de ces systèmes complexes de la non-convergence des frontières, ce qui, ipso facto, interdit la tautologie du raisonnement « Si ça ressemble dans le style, c’est que c’est donc le même dans les institutions ». L’histoire c’est la diversité des usages possibles et la non-coïncidence de leurs frontières.

Création du temps, du site, de l’élément

Un autre problème intéressant dans ce mécanisme de l’ethnique qui nous constitue, de sa distinction fondamentale avec les représentations que vous vous faites du monde, c’est, entre autres, que tous les temps et lieux n’existent pas en histoire. Il n’y a pas un indéfini déroulement du temps, une indéfinie présence de l’espace, une indéfinie diversité des environnements, dans lesquels, en petit poisson qu’on est, on nagerait désespérément pour s’accrocher de temps en temps sur une date ou une dalle. C’est l’inverse, c’est nous qui créons le temps. A part qu’animalement, vous vivez ce que vous vivez, vous n’êtes pas dans « le temps », vous êtes simplement dans la durée, dans la durée de l’éphémère ou la durée de l’éléphant, vous n’êtes que dans la durée. Comme il faut bien que vous soyez « quelque part », physiquement.

Mais le temps n’existe vraiment en histoire que par le fait même du contrat. Il n’y a pas de préexistence du temps, c’est le fait de votre propre émergence au contrat par lequel l’institution advient, qui fait que ce jour-là compte : et le temps se crée. Ce n’est pas vous qui vous mettez sur un temps qui préexiste sous prétexte qu’on le nomme ou le mesure. Ne confondez pas le fait qu’en terme de sciences naturelles, vous pouvez construire une représentation générale du temps, avec le soleil, la lune, les étoiles ou n’importe quoi ; ou qu’en modalité technique, vous avez des engins calculateurs de temps ; ou que du point de vue de l’espace, vous avez construit une représentation générale d’une géographie ou d’une topographie, les cartes et plans, que vous avez des moyens de mesurer les kilomètres : ne confondez pas ces représentations que vous vous faites, avec le fait qu’historiquement, c’est vous qui êtes créateur de l’espace, c’est vous qui êtes créateur du temps, ce sont vos contrats, votre vie, vos liens, vos rôles qui font exister, qui réifient, rendent réels ces moments précis, ces endroits, ces conditions, ou en jouant sur les mots, ces ères, ces aires, ces aîtres, comme les caractères pertinents du contrat lui-même, comme ses qualités, ses critères. Quand vous faites vos réservations, la SNCF vous propose « vos voyages préférés » : c’est ça votre géographie historique. Le reste, c’est de la représentation ; quand vous voyez une carte de France ou que vous regardez par les fenêtres du train, ça donne plutôt le vertige: « tous ces villages dans lesquels je n’irai jamais !  » Mais justement, ils n’existent même pas !  C’est même ça qui est toujours l’éternelle fascination, le fossé qu’il y a entre cette immense conscience que vous avez du monde et la petite part, seule réelle, du monde qui compte, comme constituant votre histoire. Il n’y a pas d’autre monde que celui que j’entérine, que mes usages, que ma personne, que mon institution déterminent. Il n’y a pas un espace sur lequel vous mettez de temps en temps des punaises de couleur : ce sont les punaises de couleur qui font l’espace. Le seul espace qui existe, c’est précisément les punaises que vous mettez sur la carte. La carte complète n’existe  que dans votre conscience. Et votre conscience n’est justement pas votre condition. C’est ça l’origination par le contrat, c’est ça l’histoire qui se fait, c’est effectivement que le contrat fait l’histoire en tant qu’il crée le temps : c’est la date où j’y suis allé, c’est le jour où je les ai vus, c’est le début de mon truc… ça crée le temps et ça crée l’espace : c’est dans cette gare qu’on s’est rencontré, c’est là-bas qu’on est allé.

Il n’y a pas d’autre histoire que cette création-là. Cette idée qu’il y a une espèce de magma qui s’appelle : le temps, l’espace et les diversités d’environnements dans lesquels, les petits hommes, comme des fourmis, désespérément seraient en train de tournoyer, c’est le roman de la connaissance ! La seule histoire, c’est celle par laquelle tout ça se cristallise, s’hypostasie et existe véritablement, mais  par mes contrats. Ce qui fait qu’il n’y a pas d’autres dates ou lieux que les miens. A ce moment-là, c’est ça qui est effectivement la constitution de l’histoire : sur l’infini de la durée animale, se créent la date et la période ; sur l’indéfini des parcours, se créent le site et le territoire ; sur l’indécis des biotopes se créent mon élément et mon ambiance.

Origination

Donc c’est par le contrat qu’on s’origine, structuré à l’intérieur même de ce qu’on est. Le temps, l’espace, l’environnement ne sont pas des conditionnements extérieurs ou de simples repères, ils sont la constitution même de ce que je suis: mes dates, c’est moi, ce ne sont pas des repères sur une constitution extérieure qui s’appellerait le temps ! Sites, dates, éléments sont les caractères, les conditionnements mêmes de mes contrats. Ce n’est pas une affaire de décor, ce sont des qualificatifs de votre propre définition, c’est à l’intérieur de vous. Évidemment, ça n’a rien à voir avec cette idée d’une espèce de représentation générale du temps ou de l’espace sur laquelle les humains s’accrocheraient en disant:  » il naît là, ce jour, il disparaît là-bas, cet autre jour « . Ainsi, s’il y a une date qui n’existe quasiment pas dans votre histoire, c’est votre date de naissance pour laquelle vous n’êtes pas pour grand-chose. Et votre date de mort peut fort bien ne pas exister non plus si on vous la fauche… votre mort. Effectivement, si vous avez le temps de vivre votre date de mort, c’est une vraie date de vie ; la date de naissance, c’est une date de peu. Comme une représentation de la carte d’identité, c’est bon pour l’administration. Ça n’a à peu près rien à voir avec votre vie. La preuve, c’est que 95% des hommes depuis le début du monde n’ont jamais eu de date de naissance. Ne craignez rien, ils vivaient aussi bien que vous. Leur conscience et leur être au monde et leur être à l’autre étaient aussi complets et ils n’ont manqué jamais de rien. On ne manque pas de date de naissance, c’est dans la vision mythique d’une représentation de ce que vous êtes qui peut vous faire regretter de n’en pas savoir l’heure aussi.

La véritable histoire, c’est celle qui aura structuré l’ensemble de ses dates, de ses lieux, de ses milieux. S’originer c’est ça. Ce que disait Gagnepain en disant que : « les contrats sont toujours inauguraux, que tout commence toujours » dans le sens où ils récapitulent et refondent en permanence ce que je suis. Cette récapitulation qu’est l’histoire n’est pas une accumulation. Ce n’est pas une suite d’épisodes passés comme dans la narration qu’on s’en fait ; le gâteau est toujours là, complet, permanent ; ce n’est pas une suite de parts qu’on aurait à accumuler tout au long de sa vie en se disant « à la fin, je vais avoir la galette ». C’est toujours la galette, là, maintenant, vous n’avez rien dans le dos, puisque vous négociez tout, vous pouvez renier vos parents, vous pouvez renier vos origines, vous pouvez renier votre date de naissance. Puisque vous divergez de l’animal que vous êtes, vous ne coïncidez pas avec lui.

De ce point de vue là, vous récapitulez, vous recommencez, et toujours à zéro. Tout contrat crée un renouvellement constant d’une histoire qui se fait et se redistribue. Et ce n’est pas une histoire qui s’accumule, c’est une histoire, présente, qui se récapitule.

De ce point de vue-là, l’histoire est la somme des contrats. Et l’histoire de l’historien, c’est la tentative en quelque sorte relativement désespérée, de pouvoir se faire une idée de la somme des contrats qui, précisément, récapitule quelqu’un.

Comme un essai de relever quelles ont été les dates qui ont compté. Non pas toutes les dates, mais celles qui comptaient. Non pas tous les lieux mais ceux qui étaient importants. Non pas tous les milieux mais ceux qui étaient déterminants. Donc tous les usages, précisément, toutes les négociations qui ont été celles de quelqu’un, c’est ça l’histoire, cette somme-là.

Arbitraire non causal

Mais il faut voir – et ça c’est une des difficultés de la théorie mais elle est intéressante – que cette somme est par-dessus le marché, arbitraire. Tout n’est qu’arbitraire: contrat et somme des contrats. C’est à dire que ça n’a d’autre raison que cette raison-là. L’histoire n’a pas de « raison », c’est la construction du discours sur elle, du discours de l’historien qui est causale. Le passage par le langage est un mode incontournable de la construction de la cause. Mais c’est le fait que vous traduisiez l’histoire en langage qui met de la cause dans l’histoire. Il n’y a pas de cause dans l’histoire, il y a une parfaite rationalité mais qui n’est pas causale. La construction si incontournable du discours de l’historien : cause, fait, conséquence, est un leurre. Il n’y a aucune cause logique dans l’histoire cependant qu’ethniquement, il y a toute structure. Que ça soit structuré n’est pas une causalité, je suis ce que je suis dans l’arbitraire de la définition et de la somme de mes contrats, dans l’arbitraire des dates que j’ai substantivées ou de celles que j’ai laissées tomber. C’est par ça que je suis et ça n’a pas d’autres causes, d’autres raisons que ça. Il n’y a pas d’autres ordres à l’histoire que précisément la structure qu’est l’histoire comme arbitraire.

Donc ne vous imaginez pas que vous pourrez trouver de la causalité, parce que la causalité, c’est celle qui est inhérente aux commentaires que vous faites sur l’histoire, non pas l’histoire elle-même. C’est le commentaire qui est causal, non son contenu. On s’imagine dans l’évidence du discours de l’historien, que c’est au contraire l’objet qui est causal et le commentaire, qui n’en est que la forme. Mais c’est la forme qui intromet dans l’histoire une causalité qui ne s’y trouve pas parce que dans l’histoire il n’y a comme structure que l’arbitraire de la personne. L’arbitraire par lequel j’adviens en toute autonomie par rapport à l’autre et par rapport à moi-même.

Représentation de l’histoire

L’histoire, comme on vient de le faire, informe tous les modes de la raison : les institutions, le style, le code, la langue. Réciproquement, les autres modes de la raison informent l’histoire. Et tout particulièrement, on a une représentation de l’histoire, c’est par là qu’intervient la causalité dont on vient de parler. Pour ce qui nous intéresse, on a une production de la représentation de l’histoire que sont les livres « d’histoire des historiens ».

Mais il existe aussi toute une production de représentations de l’histoire faite par tout un chacun que sont les images, les scènes historiques, les portraits, les emblèmes divers et tous les écrits que sont les archives et les « sources ». Est en cause alors l’arbitraire de ce qui se trouve représenté comme histoire, de ce qui est retenu comme pertinent, constitutif. Où ce qui n’est pas retenu est aussi significatif quand on cherche à comprendre. A propos du portrait, Philippe Bruneau parlait de l’arbitraire du portrait, en ce que la  ressemblance n’en était pas le critère. C’est le statut de la personne qui fait le portrait, non les modalités de la représentation.

Production de l’histoire

Et puis, il y a la production directe de l’histoire, sa fabrication technique. C’est la schématique : le vêtement, le logement, l’aliment et le traitement. Vous vous rendez bien compte à quel point nous avons trop donné corps à ce jeu de mot qu’était vêtement, logement, aliment, traitement. Et où, pendant très longtemps, on a pris ça comme étant des modes d’analyses distincts de l’être quand ce sont simplement des divergences possibles de manipulation pour la même fin de produire de l’être. Dans ce que j’ai pu dire sur le vêtement, ce qui est fondamental c’est de retenir qu’on est autant par son habillement, que par ce qu’on mange ou par son logement. Non seulement, on se définit par tout ça, mais en plus tout ça vit en symbiose, en synergie et on ne peut pas croire se définir uniquement par le vêtement. La toge professorale n’est possible qu’en amphithéâtre, non par esthétique, par art, mais par coïncidence schématique de tous ces équipements qui fonctionnent ensemble.

Ensuite, le mécanisme c’est celui sériellement d’une ressemblance–dissemblance et associativement d’une association–dissociation qui produisent techniquement de l’identité et de l’altérité. Toute modalité stylistique, technique donc, de la ressemblance est une modalité – ethnique– de l’identité. Toute modalité de l’association est une modalité de l’identité. Toute modalité de la dissemblance ou de la dissociation est une modalité de l’altérité.

Et littéralement, si on est habillé pareil, c’est qu’on est le même. Mais encore une fois, schématiquement, comprenez bien que c’est là que ça se passe, en technique, ça ne se passe pas ailleurs.  Ce n’est pas à confondre du tout avec le processus fallacieux tautologique dont je vous parlais tout à l’heure : le fait de postuler dans une ignorance du reste, qu’une ressemblance–dissemblance, association–dissociation dans l’équipement technique, permet d’inférer l’identité ou l’altérité d’autres manifestations ethniques. La schématique construit, produit de l’identité–altérité, . C’est à dire qu’on est schématiquement habillé en professeur, qu’on est schématiquement habillé en partenaire de soirée, qu’on est schématiquement habillé pour faire de la maçonnerie ou pour faire du pain. Mais on peut fort bien n’en avoir pas le statut, la compétence, n’être pas de la corporation, du milieu, du métier.

Toute forme schématique de ce point de vue-là, est institution en soi, non « reflet » d’autres choses et d’une institution. C’est l’éternel problème que l’habit fait évidemment le moine du point de vue du mécanisme technique – même si on n’est pas de la société des moines. Le rôle d’acteur exploite précisément cette efficacité de la technique : le costume le fait être son personnage quoiqu’il ne soit pas réellement celui qu’il joue.

Du roman historique

Enfin, à propos du roman historique. Cette construction de la représentation en histoire est une construction causale et ce qui est littéralement la base de ce qu’on peut appeler le genre historique. Dans lequel vous n’aurez jamais le critère de la séparation du genre, dirais-je, scientifique, du genre mythique ; ça reste la même langue française, qui pour une large part, tend à dire le monde comme il est, et qui, pour une autre large part, résume le monde à la façon qu’on a de le dire. Toujours, pour les uns comme pour les autres, un mélange de mythe et de science dans la même unité littéraire d’un propos causal. Il y a du mythe et de la science dans n’importe quel discours historique.

Du point de vue de la science, cette construction causale de l’histoire, tout en étant toujours un mode de sa représentation, n’a pas de forme particulière. Une forme romanesque ou les suites de « camemberts » ou de cartes fléchées, comme font les géographes, ou encore les tableaux et les courbes des sociologues sont totalement, de ce point de vue là, le même genre de construction causale de l’histoire avec les moyens différents de l’image, de l’indicateur ou de l’écriture.

Dans cette construction causale qui consiste à avoir : cause, fait, conséquence, il est amusant de penser que dans Balzac, il y a quelque chose qui tend à une espèce de construction logique du sens, et que dans Zola, on tend à une espèce de construction axiologique du sens. Philippe Bruneau avait écrit un article sur le côté archéologique de Balzac : construction logique de l’ensemble des personnages romanesques, y compris le décor, où  tout va dans le même sens, tout caractérise ces personnes et l’intrigue dans cette construction causale.

Dans Zola, on pourrait presque dire que ça caractérise le sens axiologique, c’est-à-dire la direction que ça prend, le sens moral, que ça aille vers la déchéance et la destruction de la vie de famille, ou vers la promotion d’Untel, le début et sa fin, il y a une espèce de moralisation de la construction causale de cette histoire littéraire.

Dans les romans policiers, leur séduction se trouve dans le fait que la construction logique s’étend autant au social – il a commis cet acte parce que…–, qu’au moral – il sera pris à la fin. Alors qu’il n’est guère facile de comprendre l’histoire des autres aussi bien que la sienne, quelle satisfaction de rencontrer une construction impeccablement logique des consciences, des conditions sociales et des comportements moraux dans les actes délictueux des romans policiers. L’histoire policière a un sens. C’est à dire que ça part de là et que ça arrive immanquablement là ! Le roman policier de ce point de vue là, c’est l’asymptote du discours historien : une causalité totalement construite et une axiologie impeccable. Et c’est la seule histoire qui marche complètement, en réalité.

Du récit

Enfin, expression de l’histoire encore dans le langage, le récit est l’équivalent de la langue et de la doxa, comme historicisation du propos, par laquelle justement, ça a un sens, un début et une fin. Ce n’est pas une pétition de principe de philosophe, c’est ce que, pour une part, démontre la vérification clinique: les altérations de l’histoire, les altérations de la personne sont des modalités éventuelles de perturbation du récit. La structure historique transparaît dans les constructions par la langue. Le mécanisme est ethnique, non logique. Le récit est donc comme un équivalent du style. Dans ce qui s’appelle le roman dont on vient de parler, c’est à dire ces représentations causales de l’histoire, il y a bien de l’histoire dans cette représentation. Mais ce n’est pas de la même histoire qu’il s’agit car cette historicisation, cette ethnicité du processus est celle du locuteur, non celle de son objet. S’il y a bien de l’histoire dans le récit, ce n’est pas celle de celui dont on parle, mais celle de celui qui parle. Le propos sur quelqu’un, l’histoire qui se raconte, celle de celui dont on parle, n’est qu’une représentation causale parmi toutes. Mais le récit par celui qui parle ne tient que de lui, de sa personne en histoire. La narration est histoire du narrateur ; son objet n’est qu’une causalité de plus.

De ce point de vue-là, croire que la question de « l’histoire de l’historien » est un problème de narration, est une erreur. Ce n’est pas négligeable dans le métier d’être un bon narrateur et un bon logicien, mais ça explique essentiellement l’auteur, son aisance dans le récit et son esprit clair. Pour un « historien de l’histoire », il est plus important, quelles qu’en soient les formes, de comprendre réellement l’histoire de l’autre, c’est-à-dire cet arbitraire du sujet où sont en cause l’appréhension et la compréhension de la somme des contrats.

On confond souvent la réflexion qu’on peut avoir sur cette construction du récit, du propos etc., avec l’ordre même de ce dont on parle, c’est-à-dire l’ordre de la personne et son arbitraire : l’Histoire !

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