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Revue RAMAGE
Modèle de l’art contemporain
Par Pierre-Yves Balut
Le moule de l’art contemporain est sûrement le plus inattendu et le plus paradoxal, sans doute parce que c’est de l’Art, au sens le plus noble du terme, mais surtout parce que c’est, tout compte fait, un phénomène historique bien précis, limité, particulier. On ne voit pas comment la modélisation d’un processus général d’artificialisation pourrait strictement rendre compte de ce fait-là d’histoire. C’est sans doute qu’il est lui-même extrêmement original et unique.
Tout est parti de l’esthématopée, terme construit sur « esthéma », sensation, et « poïa », fabrication (sur cette notion, voir mes articles : « La sensation et le non-sens, essai sur le mouvement contemporain des arts », RAMAGE 10 (1992), p. 7-29 ; « Esthétique et esthématopée », Actes du troisième colloque international d’anthropologie clinique : « Quels discours de la méthode pour les sciences humaines », Louvain-la-Neuve, novembre 1993, Anthropologiques 6 (1995), p. 59-61 et « De la quadrature d’un revêtement, ou Paco Rabanne en art », Paco Rabanne, catalogue de l’exposition du musée de la mode de Marseille, juin-octobre 1995, p. 17-31). Ce néologisme était nécessaire puisque esthétique ou esthésie n’étaient vraiment pas disponibles ni tout à fait appropriées. L’esthématopée, donc, est analytiquement la fabrication de sensations naturelles, quand l’indicateur l’est du symbole (il y a ici un gauchissement théorique, mineur en l’espèce, sur lequel je passe), l’écriture, de son acculturation comme signe linguistique, et l’image, du concept (autre approximation ici sans conséquence).
Il suffit, alors, d’analyser les caractères conséquents de cette définition suivant chacun des modes de la raison. Évidemment, je ne donne ici que le squelette de la construction : l’élaboration des outils d’analyse, des définitions conceptuelles et les exemples précis sont dans les articles et dans les cours.
Techniquement, toutes les sensations, et elles sont infinies, sont fabricables, autant les visuelles que les auditives, olfactives, tactiles, et de toutes les façons fabriquantes, suivant tous les moyens de la technique. Logiquement, la sensation, fabriquée ou non, n’a pas, en soi, de sens, puisqu’elle est représentation naturelle immédiate et non linguistiquement acculturée comme signe. Mais rien n’empêche cependant qu’elle s’intègre dans une relation symbolique où, conventionnellement, elle devient l’indice d’un sens : le rouge fait l’interdit en circulation ou le bonheur en Chine. Plus encore, aucun obstacle à ce qu’on les commente à l’infini, sensations et symboles, puisque, comme devant les nuages qui ne veulent rien dire, on est totalement libre de faire surgir tout sens. Sociologiquement, faire du sensible est à la portée de tout le monde : une tache de peinture se voit, un coup sur la casserole s’entend. Critiquement enfin, faire du sensible n’a d’autres limites que les possibilités de la technique qu’on possède et donc tout est bon, efficace au moins, de ce qui peut se fabriquer, puisque ça fait de l’effet de toute façon.
Soit donc ces présupposés des caractères d’un processus général et anhistorique de fabrication de la sensation. La proposition d’application au phénomène historique de l’art contemporain est alors la suivante :
- si l’originalité de l’art contemporain est l’invention de l’abstraction, comme rupture marquante, dans le grand art, d’avec tous les mouvements précédents de l’art occidental, essentiellement imagier,
- si l’abstraction, comme non-image, non-écrit, est esthématopée (ce que sa genèse démontre dans les mouvements qui l’ont précédée, depuis les impressionnistes, les pointillistes, les fauves, jusqu’aux cubistes chez lesquels l’image explose au profit de l’effet sensible)
alors les mouvements contemporains de l’abstraction, et sans doute les autres, parallèles, par contagion, doivent avoir les caractéristiques du processus technique qui les définit, l’esthématopée, bien autant que des processus logiques de prises de positions conscientes, ou historiques d’engendrement et d’influence — qui ne sont évidemment pas à nier ou à minimiser, mais sûrement à distinguer du système que crée, de soi, la technique sans laquelle il n’est pas d’art, et à relativiser en ce qu’ils ne sont pas plus déterminants dans les mécanismes qui font l’art contemporain.
Ainsi, techniquement, l’art abstrait, mais aussi pratiquement tout l’art contemporain qu’il contamine, puisqu’il est esthématopiquement (osons!) sensible, doit tendre à exploiter l’infini, et des sensations possibles, comme fins, et des manières de les créer, comme moyens : l’art contemporain est par nature expérimental. Depuis ses débuts, depuis Duchamp, il explore toutes les possibilités, toutes les fins sensibles : le visible mais aussi le tactile, le sonore, le logeant comme la lumière chez Turrell ; toutes les matières : naturelles, paysage, foudre, montagnes et rivières, ou déjà fabriquées et reprises ; tous les modes techniques de leur mise en œuvre, toutes les qualités exploitables : la cire chez Kounellis, comme du jaune mat ; tous les modes d’assemblage : le dripping de Pollock, les productions de Support/Surface. Tout s’est fait, tout se fait encore, car tout est toujours sensible et exploité comme tel. Et combien d’analyses alors ne peut-on faire pour comprendre, en chaque production, ces mécanismes complexes de l’expérimentation technique, au-delà des apparences formelles, quels que soient les personnes, les groupes, les inféodations : il se fait là tout une recomposition des alliances dans l’art contemporain.
Ainsi, logiquement, l’art contemporain ne fabrique aucun sens. Mais, ce faisant, il les a tous virtuellement, non par la fabrication comme dans l’image et l’écriture, mais par la libre relation d’un indice à un sens dans le symbole, lequel est de plus indéfiniment commentable, d’autant plus librement que n’importe quel indice peut renvoyer à n’importe quel sens, puisqu’il n’est pas d’ordre structuré en l’espèce. En face de quoi, ou l’on assume ce non-sens définitoire du phénomène, ou on ne l’accepte pas, bien sûr dans un continuum entre ces deux pôles. Pour une part, les uns revendiquent le vide de signification, comme Soulages, qui alors les permet toutes ; les autres s’ingénient à recharger de sens ce qui n’en comporte pas, par les titres, les commentaires, manifestes, critiques, etc. Depuis le début du mouvement, tout le monde est face au non-sens de l’abstraction et doit se déterminer en fonction de lui. Bien des propos et des postures ne s’éclairent que par cette grille de lecture. Et dans un passage à la limite, les uns vident l’écriture même de son sens, comme Brion Gysin qui n’en garde plus que le ductus quand les autres ne font plus qu’écrire, dans ou hors de l’œuvre, et que certains en arrivent à ne plus que penser sans faire. Là encore, l’œuvre du père fondateur, M. Duchamp, importe infiniment moins que ses positions.
Ainsi, socialement, l’art contemporain est banal, au sens du four du même nom. Nativement, toujours, avec l’âne de Boronali, dans cette idée récurrente jusqu’à nous que les grands singes font de l’art quand ils barbouillent ; l’idée n’est pas que celle du peuple qui croit pouvoir en faire autant, elle est aussi celle de scientifiques anthropologues trop évolutionnistes. La moitié des artistes le revendique alors et cela fait tout l’engagement politique si fort, tout au long du siècle, de ce milieu : toutes ses luttes contre les écoles, les académies, le statut de l’artiste ; pour l’art des enfants, des fous — l’art brut —, ou pour l’art industriel qui ne fait effet que parce que tout le monde peut en faire. L’autre moitié s’en défend, mais puisque, pour une part, ce n’est pas contestable et que n’importe qui semble pouvoir être concurrent, il suffit, pour continuer de se distinguer, de cultiver soi-même de constantes ruptures de style, de changer de manière et de toujours faire autrement, en sorte de garder une longueur d’avance, ce que beaucoup, depuis le premier bien sûr, ont pratiqué en le revendiquant.
Ainsi, enfin, éthiquement, l’art contemporain est moralement satisfaisant dans la mesure où tout est bon qui fait sensation : toutes les séries, les variations indéfinies sur les couleurs, jusqu’à exploiter les palettes des nuanciers, les formes, les formules, les styles indéfiniment déclinés. Tout est « bon-beau » des possibilités infinies de la technique qui fait toujours son effet ; c’est, d’une certaine façon, la définition du décoratif. Le « grand art » n’est plus vraiment différenciable de l’art dit « appliqué » du décorateur et les salons de G. Pompidou à l’Élysée sont des œuvres comme les produits pour musées. En face de quoi, d’autres le refusent qui cultivent l’ascèse morale de l’Art, sinon l’héroïsme, où le sensationnel vient de l’absence d’effet, de l’abstinence plutôt à recourir à tout le faisable : depuis Malévitch jusqu’à Rothko ou Reinhardt.
Avec ce moule, on cuit assurément toutes les pâtes et tous les « appareils » de l’art contemporain. Mais la cuisine est sans doute plus étrange, plus exotique — mais non moins bonne et nourrissante — que celle d’une histoire de l’art habituelle qui entérine les faits de l’inventeur, de l’influence, de l’originalité, sur la base des communautés ou des différences des formes. Les deux plats sont mangeables ; ils n’ont simplement pas le même goût. La modélisation du processus permet ici d’analyser autrement les produits, les propos, les engagements politiques et les valeurs d’Art que le fait la problématique historienne et configurative. Elle peut regrouper, sur la similitude d’un point de l’analyse, les éloignés dans le temps, l’espace, les groupes en tout genre, et séparer les associés, la production du même, d’un groupe, etc. et ce, quel que soit ce qui se passe aux autres plans de l’analyse, dans les autres formes du moule. En donnant cette quadruple forme, le moule change complètement le gâteau habituel de l’histoire de l’art.
Ainsi se mesurent les mouvements de l’art contemporain, les oscillations entre les pôles extrêmes des réactions possibles aux caractères inhérents à l’esthématopée qui définit l’abstraction. En dépit de l’inanité, parfois, de tant de productions médiocres, d’idées bien courtes, de personnages falots, de pauvres valeurs et de pauvres jouissances, les mouvements des arts contemporains, dans cette analyse illustrée et vécue, autant dans l’implicite des mécanismes que dans leur fallacieuse conscience, que font les artistes eux-mêmes de tout ce qui entre en jeu dans l’Art, de toutes ces problématiques qui le fondent et l’inscrivent dans l’ensemble des processus de la raison humaine, l’art contemporain, donc, est un mouvement grandiose de l’Art, historiquement unique, sans aucun doute.
Si le moule donne forme à la matière complexe de l’art contemporain, il rend compte aussi de bien d’autres productions qui n’en font pas précisément partie comme la mode actuelle, le vêtement dont les couleurs, les textures sont aussi de l’esthématopée. Ce qui explique qu’une part de la mode de rue comme de la haute couture glisse à l’œuvre d’art, et le couturier, au créateur, comme on tend maintenant à l’appeler. J’en ai étudié deux, Paco Rabanne et Miyaké : toutes leurs préoccupations, en particulier celles du premier, les mettent dans le mouvement des arts contemporains. Mais bien d’autres le seraient aussi, comme Galliano et les «jeunes créateurs», pour lesquels il est moins question de répondre à ce qui se passe d’essentiel dans le vêtement — sociologiquement, l’investiture en nos rôles et en nos états —, que d’en faire un objet d’expérimentations techniques, par les matières nouvelles, les coupes inédites, les effets inattendus ; souvent un sujet de gloses sur ses significations. Il est rarement question, dans cet univers, d’acceptation d’une quelconque banalisation, quoique, objectivement, c’est la rue qui fait la mode que les couturiers suivent en le reconnaissant parfois, dont ils s’inspirent (disent-ils, pour s’en dédouaner), quand ils ne nous font porter que ce que nous portons déjà et de la manière où nous le faisons — hormis les « modèles de podium » —. Le principe des collections, deux en haute couture, quatre en prêt-à-porter pour femmes et autant parfois pour les hommes, illustre cette culture « art contemporain » de la rupture, de la fuite en avant dont le retentissement dans la rue frise l’inexistant, en dépit du commerce : l’évolution, même celle censément programmée des tendances, vient plus de nos propres changements que de ceux orchestrés par les professionnels. Croire qu’ils anticipent sur nous est une belle illusion qui les console. Et la mode contemporaine oscille encore entre la surexploitation des effets par une technique virtuose et prodigue, et la retenue des formes épurées et des couleurs réduites. La question n’est absolument pas philosophique de soupeser si la mode fait partie de l’Art : elle est de l’art contemporain parce qu’elle en épouse tous les problèmes.
La fabrication de sensation est aussi le mécanisme majeur des arts dits décoratifs ou appliqués indépendamment des autres fonctions conjointes comme le logement ou la resserre des meubles (voir mon article : « Appliqués, décoratifs et autres », Les Villages (Industries françaises de l’ameublement). « Arts décoratifs, arts appliqués, métier d’art, design : terminologie et pataquès », 1998, p. 97-102) ; de même d’une part de l’architecture : les modénatures, les sculptures des ordres, les appareils, mais aussi les décrochements de pavillon, de toiture, sont des moyens sculpturaux, en relief, d’une esthématopée visuelle. On y rencontre, de même que dans les meubles, le tissu ou le vêtement, un emploi de l’image particulier où elle est moins prise comme telle, véhiculant du sens, que comme moyen d’esthématopée : les statues des parapets des terrasses palladiennes, indistinctes, inidentifiables où elles sont situées, alternant d’ailleurs avec les vases et les obélisques, sont en rôle d’effet, parmi les mascarons, les cariatides, les rinceaux, etc. Après l’art contemporain, tous ces secteurs du design et de l’effet architectural seront à explorer à l’avenir.