Modèle du culte divin, des églises et de la transcendance

par Pierre-Yves Balut

Le gain heuristique du modèle funéraire, développé de longue date (voir ce modèle ici), n’est pas mince. Car du même coup, pourquoi ne s’esquisserait-il pas un mode d’analyse de la religion? Plus exactement, dès l’abord, similairement au culte funéraire, un modèle du culte divin.

Lequel est, pour une part, de la même façon, un rapport à l’autre irrémédiablement absent. Circonstanciellement disparu ou définitoirement jamais vraiment vivant, c’est tout un, au point que le passage de l’un à l’autre, la divinisation du mort, n’est alors guère étonnant, pour César, Ptolémée ou la grand-mère qu’on prie comme une sainte. Il s’agit d’une même impossibilité radicale de toute interaction naturelle des vivants avec de tels êtres, mais dans une possible pérennisation de la relation cultuelle rationnelle puisque ces relations ne sont qu’un passage à la limite de la contestation de la vie et des limites de l’espèce qu’est le social. Dieux qui n’ont jamais vraiment été et morts qui ne sont plus, ne sont socialement qu’une absence constitutive ou constituée, au-delà de la positive présence réelle, animale qu’ils ne partagent pas ou plus. Alors, le culte funéraire ou divin n’est au bout du compte, qu’un rapport social comme un autre, une constitution de liens négociés et toujours révisables, pour un échange attendu de service en tout genre : explication causale en logique, intervention en technique, origination en ethnique, bonheur, bontés en éthique. Formellement, c’est-à-dire par la formalisation structurante, comme il n’y a pas de sens avant le langage qui le cause, de fonction avant l’ouvrage qui l’outille, il n’est pas d’être social avant l’institution qui l’établit : ainsi, l’existence des morts comme des dieux n’est définitoirement qu’un processus social. Ils existent parce qu’on les cultive. C’est le culte qui, socialement, les fait véritablement être — ou disparaître —, non quelques représentations que ce soit, aussi complexes soient-elles, eschatologiques ou théologiques, que les mots nous permettent mythiquement d’en donner. Par quoi ils ne sont pas de même nature, très exactement de même position sociale qu’un personnage de roman, aussi mythique, stricto sensu, soit-il. Littéralement, le culte est une mise en condition sociale.

De même que les morts, le culte des dieux est avant tout, fréquentation, établissement de liens par la rencontre, par les offrandes et cadeaux : déplacements des processions ou des cortèges, des reliques ou des représentations divines, équipés dynamiquement de brancards, de chars ou de barques sacrées; schématiquement, d’ostensoirs, de châsse, de naos, de dais; déictiquement, de statues, de bannières; suivant des parcours d’emprises, plus ou moins appropriés et matérialisés, sur l’espace, le calendrier, les groupes, sur l’histoire donc qui se récapitule ainsi; déplacement inscrits jusque dans les temples, dans les allées processionnelles, les déambulatoires, etc. La rencontre se fait aussi dans de simples rassemblements de fidèles en cérémonies, éventuellement équipés en ecclésia, comme logement de cette occasion, à quoi se limite pratiquement synagogues, mosquées et temples protestants, à la différence des églises catholiques qui sont autant logement du dieu, ainsi qu’on le verra plus loin, ou le temple grec qui n’est que cela, ou l’église orthodoxe qui est plutôt cela. Les participants, eux-mêmes, peuvent s’équiper en conséquence de vêtements, d’aliments — le jeûne, entendu moins comme une privation que comme un style, un régime agrégatif —, ou de traitement de propreté, de maquillage, de pilosité, de saleté. Comme tout rapport social est pour un échange de service ou l’un fait ce dont l’autre alors est dispensé, la rencontre est l’occasion d’offrandes en tout genre, comme manifestation du lien dans l’attente du service. Le culte est toujours un mode de la demande, de la bénédiction, du bienfait.

Les dieux comme les morts sont encore par l’installation qu’on leur donne, par la dot, indépendamment des modes et des dispositifs de fréquentation proprement dite. Les dieux sont traités non sur un corps qu’ils n’ont pas, mais médiatement par ce qui en est le siège, l‘hèdos, qui n’est pas obligatoirement représentation, qu’on lave, baigne, oint. De même, ils sont couverts, alimentés, logés dans ce qu’on pourrait appeler un kyriakon, comme distinct de l’ecclésia de la rencontre, en tant que logement propre et réservé, saint des saints et tabernacles. Enfin, comme les morts peuvent partir dotés de leur nom inscrit, de leur portrait, des images récapitulatives de leur histoire, de même les dieux ont aussi leur histoire sainte imagée qui véritablement les institue en société, bien plus qu’elle informerait et enseignerait les fidèles quand, souvent, elle ne s’aperçoit guère et se distingue mal.

L’entretien des dieux est aussi interlocution à travers la prière, comme explicitation de la demande de service et supplication, et la réponse des dieux dans la divination. Il est enfin perte, sacrifice consenti de soi-même ou de ses biens : la liste est longue de toute cette économie des dieux, des tarifs de paiements en nature de plaisir ou acculturés en autofrustrations morales.

Le culte, comme rapport social constitué, n’implique que le fidèle. Rien de plus n’est nécessaire et beaucoup de religions, de réalités des pratiques, en restent là. Néanmoins, non seulement le culte s’historicise en rites plus ou moins partagés à travers les temps, lieux et milieux, mais il tend à s’institutionnaliser, à se socialiser en métiers. Le terme d’église serait opportun pour dénommer cette part socialisée du phénomène religieux. Car il est fondamental, relativement au principe qui l’organise comme à l’efficacité du concept, de ne pas inféoder le culte à l’église. D’abord, le rapport social à l’absent n’implique pas, ipso facto, d’organisation particulière des présents et de spécialistes patentés du truchement et de tout ce qui va avec lui. Ensuite, l’ordre social d’église est en charge, tout culturellement, de bien d’autres services que cultuels, car il ne se définit pas tant dans ce service, spécifiquement et comme fallacieusement par essence, que relativement, dans un système social où le prêtre et l’église assument les rôles nécessaires que ne prennent pas les autres métiers. Les clercs sont ce qu’en font les laïcs et l’on ne saurait séparer un monde religieux d’église, se définissant à part, on ne sait où dans une sphère abusivement dite « privée », et un monde des laïcs définissant une sphère publique, quand il s’agit d’une mutuelle définition, de contrats socialement convenus, évidemment toujours revisables.

Rapports de société entre les vivants, les églises sont donc métiers et institutions d’homme, pas plus mis à part et sacrés que bien d’autres fonctions sociales protégées — monopoles, usages historiques de Savoyards et d’Auvergnats, ou luttes syndicales —, et définis relativement aux autres métiers, dans une répartition structurée et négociée des services : les prêtres sont relativement à ce que sont les chefs, professeurs, légistes, conseillers, artistes, médecins, psychologues, magistrats, etc., ou bouchers, ou pères. Et leurs regroupements en églises rencontrent les mêmes conflits et contrats de groupes et de compétences que bien d’autres. Dans l’opposition du religieux au laïc, le cumul des mandats est bien plus en cause que la collusion seule relevée de quelque métier que ce soit avec la religion. Tout cela n’est pas tant affaire de religion, comme on le va répétant, d’immixtion indue du religieux dans quelque chose de social qui ne le comporterait pas, (comme si la religion ne l’était pas de soi, de plein droit), qu’une question de partage des métiers pour que tout le monde en ait un. De même, si les mandats de maires deviennent incompatibles avec ceux de députés, ce n’est pas une question d’opposition des institutions, loin de là puisqu’elles se servent mutuellement, mais bien simplement une affaire de partage multiplié des charges. Au bout du compte, on a les églises de sa société, avec les mêmes possibilités de rétrograde ou de progressiste. De même, on en a les équipements correspondants, en terme de logement, de vêtement, d’aliment ou de traitement. Au moins jusqu’au XIXe siècle, les vêtements ou les traitements des religieux étaient similaires à ceux des métiers de robe ou de service, même si, plus tard, ils purent apparaître comme rémanents. De même des logements des communautés. Et les régimes alimentaires sont comme un style de vie du groupe, une façon d’appartenance.

Par l’institution, la religion est encore, en logique, doxa, doctrine, dogme, à la fois comme manière de dire, comme style clérical de la rhétorique, comme langue dites « sacrées », en réalité socialement analactiques; et comme choses à dire. Lesquelles, inévitablement, consonnent aux idées, aux formes des littératures, des philosophies, des sciences du temps, en racontant l’histoire sainte des dieux, les légendes dorées des disciples ou les constructions logiques des théologies, des théomythies plutôt, totalement constituées par le système de la langue, ou des eschatologies. Tout cela est souvent aussi éloigné, sinon totalement ignoré, des usages et des croyances communs, que les clercs sont eux-mêmes débordés par les pratiques des dévots. Là se fonde l’idée naïve, sinon niaise de suffisance, de « religion populaire », qui n’est telle qu’en tant qu’elle n’est pas savante croyance et doxa propre de ceux qui comptent dans l’église en particulier ou dans la société en général.

Techniquement, l’institution d’église est style approprié. Soit divergent, sectaire, dans le corps social, par analactique ou par conflit, ainsi qu’on peut l’observer pour les églises minoritaires — comme les styles des synagogues ou des temples face aux styles dominants des églises catholiques, par exemple —; soit convergent au contraire, œcuménique : bâtiments, statues ont le même style en Chine, pour le Bouddhisme, le Taoïsme, le Confucianisme, ou les tombeaux et même les palais.

Enfin, l’institution ecclésiale est code en morale des manières d’être comme en règle et canon d’église. L’official catholique, comme tribunal particulier du corps clérical n’est pas plus étrange que les prud’hommes, les conseils d’ordre ou la Haute cour.

Évidemment, culte et église sont imbriqués, puisque processus sociaux tous deux, l’un comme rapport avec l’irréductible absent, l’autre comme rapport institué entre les vivants. Mais ils ont autant l’occasion de ne pas se superposer, de se déborder mutuellement, sinon de se contrarier. Aussi est-il méthodologiquement de meilleure analyse de les séparer, tant dans la compréhension de leurs mécanismes propres, de leur système, que, artistiquement, dans l’investigation, dans la compréhension et l’interprétation de leur équipement. Par quoi on pourra trouver autre chose que de l’attendu et sortir des postulats interprétatifs habituels à nos disciplines.

Surtout que le phénomène religieux peut comporter un troisième processus, aux mécanismes aussi autonomes et distincts des précédents : la transcendance pourrait être ce phénomène par lequel la nature-même du rationnel humain, comme contradiction du réel, comme évidement par un système structurant, se convertit pour caractériser ce qui dépasse l’homme, cet insaisissable absolu du divin, bien au-delà de ce que les églises humaines construisent, autant que des dieux que substantifient, que réifient les positifs rapports cultuels. Ni institutions, ni personnalisation, avec lesquelles cependant il peut se combiner mais sans nécessité de le faire, le transcendant est comme un impossible, un instable et insaisissable arrêt sur l’instance, par laquelle essentiellement, nous sommes au monde en le niant, et que nous rendons à Ça qu’est, indistinctement, ce qu’on ne sait dire autrement que comme le divin.

Alors, ethniquement, Ça est le vide de l’absence instancielle, l’innommé, le sans-nom — ou, à l’opposé équivalent, aux mille noms; le sans-apparence (et donc sans image possible par la nature même du processus, bien plus que par une interdiction ecclésiastique extérieure) — ou le fils de l’homme aux mille avatars; le nirvana ou l’Éternel.

En conséquence de quoi, l’homme lui-même peut tendre à ne rien vivre et à sortir du monde pour témoigner de Ça, en dépit de l’aberration sociale : hors de la sexualité, par tous les célibats, les exils au désert, tous les modes sociaux des déclassements, les dépouillements du nom à l’opposé, combinable malgré tout, des corps d’église; ce qu’outillent les logements de clôture, les régimes impossibles, les vêtements de mise à part, de la soutane du prêtre à la nudité des sadous. Hors de la génitalité, de l’engendrement comme de la responsabilité des devoirs, dans une culture de l’inutilité sociale qu’illustrent tous les clochards divins, les ordres mendiants, les vœux de pauvreté, et les dépouillements conséquents des installations, des investissements, des traitements du corps, comme manières de désubjectiver et dépersonnaliser.

Techniquement, Ça est miracle de l’inaction efficace ou d’un tout-puissant, par lequel le fidèle est aussi dispensé de faire quoi que ce soit, par lui-même ou pour le divin, qui réside alors sur quelque montagne sacrée ou dans quelque part du ciel. Ou, à l’opposé, il peut en faire trop, pour ce qui, de toute façon, se fait quand même tout seul : ainsi des sacrements, dont les manipulations ne sont ni empiriques, ni magiques, sans trait utile réel, dans l’azyme de l’eucharistie ou l’eau des fontaines de Lourdes; ainsi encore des démesures des temples, pour Ça qui n’a besoin de rien, car ce n’est pas quelqu’un et que Ça peut tout, mais qu’on sur-dote, qu’on suréquipe en grandeur et en richesse, souvent bien au-delà de l’importance des cités ou de leur maître qui, contrairement aux idées reçues, se mesurent bien mal là.

Logiquement, Ça est oracle, qui parle en silence, dans le silence des retraites, ou, au contraire, dans les vaticinations confuses et incompréhensibles des pythonisses conditionnées, comme leurs auditeurs, des prophètes inspirés qui ne sont pas lévites. À l’instar, l’homme est alors, dirait-on, oraison, non prière de demande ou de remerciement comme dans le culte personnel, mais silence en soi des ascèses, des exercices du vide, de la méditation, de l’extase. Ou à l’inverse encore, l’oraison tend au trop plein, vide de sens en pratique, des litanies, kyrielles, psalmodies, coran comme récitation, patenôtres, incantations, charabia et logorrhées étranges, qu’équipent chapelets, moulins à prière, bannière à la tibétaine.

Enfin, ethiquement, la volonté en Ça est grâce, hors des morales et des codes, comme l’ouvrier de la dernière heure, par laquelle le fidèle abandonne tout désir, toute décision pour le noloir, celui de la disponibilité sans réticence, d’une sainte obéissance des religieux, comme une ascèse du renoncement, bien au-delà encore d’un maintien hiérarchique des pouvoirs, dans cette vision réductrice du religieux à des simples luttes politiques, contre les dérapages des sociétés de clercs – lesquels ne peuvent être que ceux de l’ensemble de la société.

On le voit malgré le survol, la distinction analytique et non réelle, dans un même phénomène observable, et, pour l’artistique et l’archéologie, dans un même équipement, des processus du culte, de l’église et la transcendance, non seulement modifierait l’interprétation des mécanismes en jeu dans le même fait ou la même chose, mais, en problématisant ainsi, solliciterait enquêtes et investigations heuristiquement autres que les études habituelles des religions, et plus encore des arts dits religieux. Tout cela est encore bien balbutiant, mais déjà prometteur pour mieux rendre compte du capharnaüm des équipements religieux, autrement qu’en les typologisant formellement à l’infini, en les commentant aussi à l’infini, par les jeux rhétoriques de la signification. Cette triple modélisation des religions pourrait devenir un vaste programme.

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