Modèle du vêtement

Par Pierre-Yves Balut 

Avec l’esthématopée, on a déjà d’abordé un mécanisme que le vêtement fabrique : l’effet sensible. Mais, même si, d’expérience, c’est ce qui nous frappe le plus, l’essentiel est loin de se résumer à cela. De toute façon, modéliser le vêtement est assurément un monde. Dans la méconnaissance relative où l’on est de toutes les subtilités des faits vestimentaires, on possède au moins, encore et toujours, les principes d’une dissociation qu’il faut seulement adapter à l’objet, dont il faut apprécier les parties les plus pertinentes pour rendre compte de ce qui lui est le plus spécifique.

Aussi, cet exemple de modélisation du vêtement est le plus systématique, sinon même scolaire, dans ce premier temps d’exploration qui remonte à 2003. En cela, la modélisation est encore plus heuristique que dans d’autres modèles puisqu’elle cherche à créer d’emblée le modèle pertinent lui-même. Ces autres modèles permettaient en effet de placer les observations remarquables, même celles qu’on n’avait pas rencontrées encore — le traitement alimentaire pourrissoir, par exemple, dans le genre étonnant; ou tout rapprochement inattendu en art contemporain. Mais avec le vêtement, on ne sait trop ce que c’est, sauf à tomber dans les problématiques répandues du costume, de la mode, des styles historiques, des techniques de couture, etc., qu’on ne sait qu’additionner, sans les articuler. Le développement du modèle général est alors le moyen de balayer tout un champ, de toutes les façons, en sorte de trouver et construire le modèle adapté.

Dans l’archéologie théorique, les objectifs de relève se divisaient en deux grands types correspondant aux deux mouvements de relation de l’art avec les autres modes de la raison : ou la technique, comme forme, prend le reste de la raison comme contenu — les interactions des «industries» déictiques (où est l’esthématopée), dynamiques, schématiques et cybernétiques; ou le reste de la raison formalise la technique — les interrelations : pensée, travail, histoire et critique de l’art. Voici la grille à tout va qui peut explorer le terrain.

L’interaction la plus évidente, dans le vêtement est la fabrication de la représentation, de l’esthématopée. Plutôt que d’énumérer la diversité des sensations fabriquées — couleurs, brillances, matités, transparences, douceurs, rêches, etc. — obtenues par les qualités opposables des fibres ou par leurs compositions, les armures, il n’est pas moins intéressant de relever, par exemple synergique (Cf. Artistique et archéologie, propos. 51, 71 et 79), que le même effet de rayure s’obtient par impression, tissage, couture en bandes, tricot de côtes en relief, etc. Ou que l’image, comme on l’a rencontrée dans les arts décoratifs et l’architecture, peut être prise, non comme telle, mais comme moyen d’un effet diffus. L’esthématopée, vue conventionnellement comme l’indice d’un sens, comme indicateur, est une question beaucoup plus délicate : suivant l’opinion commune et celle de la sémiologie, tout en serait et le vêtement est un système de signes. C’est vrai des barrettes des militaires ou de leurs fourragères, mais qu’en est-il du violet des évêques qui se voit pareillement et semble bien les indiquer ? Or, si tout est reconnaissable, tout n’est pas fabriqué pour cela : le violet n’informe de rien, il distingue seulement, il est l’évêque quand le rouge est le cardinal; d’ailleurs ni l’épiscopat ni la hiérarchie n’ont changé en passant du vert médiéval — et toujours indicateur héraldique —, au bleu de Bossuet, au violet de Grégoire, au fuchsia des contemporains. C’est une difficulté majeure et une belle occasion de confusion à la Barthes que ces questions de l’indice, de l’indicateur fabriqué et de ce qu’on appellera plus loin l’investiture. Mais on ne se promène ici que pour suggérer les pistes et retenir les égarements. En tout cas, images et écrits sont moins développés qu’on le penserait à la seule vue de nos T-shirts à slogans. Par la représentation fabriquée, de toute façon, le vêtement a partie liée avec les arts appliqués, la décoration, et maintenant l’abstraction contemporaine.

Il s’y fabrique aussi, dynamiquement, de la «dispense d’agir», de la force : les poches, par exemple, qui «tiennent pour nous» et alternent d’ailleurs avec le sac à main; ou encore les aides à certains déplacements particuliers : palmes, patins à roulettes, crampons, pointes, bonnets de nage, combinaison «peau de requin» des compétitions, etc.

Reste la fabrication schématique de l’être, pertinemment l’investiture, qui constitue sûrement le phénomène le plus déterminant du fait de se vêtir. Comme pour les morts, les enfants ou les dieux, on est ramené là à la constitution sociale. Il ne peut être question, ici, dans cet exposé d’application de principes, de donner les mécanismes nécessaires de la raison ethnique. Même si les pathologies du social elles-mêmes, les perversions et les psychoses, telles que la théorie de la Médiation les organise en huit affections, s’inscrivent sans doute dans le vestimentaire, comme on a pu l’examiner dans plusieurs cours.

En résumé drastique, donc, du vêtement (car il ne s’agit pas de morceaux à découper) fabrique de l’état social instituant : les soutanes, les uniformes militaires, mais autant l’habit civil, les toques des cuisiniers ou le pied-de-poule des bouchers; ou du partenariat, dans les habits de chœur des clercs, la tenue de soirée, de sortie, ou la blouse qu’on vous fait enfiler à l’hôpital quand on n’est pas médecin mais qu’on accompagne la visite. La charge instituée trouve sa forme dans l’étole pastorale du curé de paroisse ou du pape, dans l’étole violette du confesseur, dans tout ce qui se nomme — à tort, car ce n’est pas de la représentation ou de l’image — les « emblèmes » royaux, pontificaux, comme couronne, manteau, éperons, anneau, mitre, pallium, tiare. Mais tout autant dans les abris du sujet (Philippe Bruneau, bibl.65, p.146-147) casque, masque, gants, bottes, etc. On se «met en charge» en remettant sa veste au guichet, en réunion, en allant ouvrir la porte. Enfin, on joue, en ensemble, sa partie, dans la distribution des rôles, par la chasuble du célébrant, a fortiori dans son association avec la dalmatique du diacre et la tunique du sous-diacre; par les uniformes différenciés d’une batterie de restaurant : maître d’hôtel, sommelier, chef de rang, serveur, commis, caissier; par toutes les tenues sur le terrain de football; par les costumes des sacres, associés entre eux, assistants compris, et plus complets que les seuls emblèmes des charges qui ne suffisent guère pour être couvert.

Il faut souligner fermement qu’une simple typologie des formes n’éclaire en rien les modes de fonctionnement du vêtement comme «outil social» : la paramentique ecclésiastique peut être dépareillée dans ses matières, son esthétique, son ancienneté, etc., elle fonctionnera quand même dans une cérémonie impliquant toutes ces diversités. Il n’est guère possible, en réalité, de définir précisément un habit de soirée, même pour les hommes. Ressemblances ou dénominations identiques ne font pas grand-chose non plus : les étoles sont des variantes de la même forme, mais la pastorale fabrique seulement la charge et celle du célébrant, la partie qu’il joue. La traîne déployée de la chape fait le cardinal en charge dans sa juridiction; repliée, elle le met, sans pouvoir, dans son état. Le modèle est loin d’être entièrement développé, mais on tient par lui le moyen d’appréhender l’utilité sociale fabriquée du vêtement, au-delà des discussions techniques et esthétiques de ses formes et de sa texture. Les exemples sont, il est vrai, restrictivement tirés des grandes institutions. C’est qu’au début, il est plus facile d’observer les rapports entre des institutions clairement constituées et leurs vestiaires subtilement différenciés et diversifiés. Il n’y a cependant aucune raison que ça ne se passe pas exactement de la même façon, tant socialement qu’artistiquement, pour tous nos vêtements communs : nous nous changeons suivant ce que nous faisons ou qui nous rencontrons. Mais notre vie sociale, aussi rationnelle au demeurant que celle des grands corps, et notre vestiaire, aussi opposable et composable techniquement, sont plus difficiles à cerner, puisqu’on est quasiment dans l’investigation au cas par cas. Mieux vaut s’affermir dans des situations plus aisées à aborder, quoiqu’une archéologie du vêtement ne saurait, en tout état de cause, se limiter aux églises, armées et monarchies, et moins encore à la haute-couture.

Les interrelations permettent de placer d’abord un autre phénomène central du vêtement, son historicisation, qu’on confond constamment avec l’investiture précédente. Confusion attendue, puisque ce que j’appelle la guise est histoire de l’art, quand l’investiture est art de l’histoire, et ce n’est pas un poétique jeu de mots. Face à la distinction fabriquée de l’investiture, la guise est diversification historique des styles, suivant les temps, les lieux et les milieux. La mozette rouge, de velours bordé d’eider en hiver ou de satin en été, ne change pas le pape dans son état, son partenariat, sa charge ou sa partie. La soutane noire des prêtres en Europe, qui devient blanche «aux colonies», ne les fait pas papes non plus. Comme, tiarés, les évêques catholiques de rite orthodoxe sont les mêmes pontifes que les mitrés latins, dans les conciles du Vatican. Le roi d’Angleterre en chape et le roi de France en chlamyde restent rois et cousins. Les vêtements diffèrent comme guises; l’investiture peut cependant ne pas les distinguer. Ces deux mécanismes, au cœur du phénomène vestimentaire, quoique complexes et difficiles, sont néanmoins les plus riches d’enseignement.

La pensée de l’art nous est beaucoup plus abordable — trop, même —, parce que consciente; elle pourrait se révéler plus secondaire. À regarder les autres, on joue constamment à la reconnaissance de «qui est-il, que fait-il, d’où vient-il ?». En risquant, la plupart du temps, de voir tout de travers. La sémiotique, comme pensée sur le vêtement, correspond à ce que Balzac appelait la vestignomonie (comme il y avait une physiognomonie). Ces constructions d’indices établis par intuition, généralisation, simplification, ne détiennent probablement pas les clefs du système. Mais la comparaison de ces logifications avec les réalités des fonctionnements implicites de l’investiture ou des guises ne serait pas moins intéressante.

Quant à l’ergotropie, comme chaîne de fabrication du vêtement, depuis l’élevage du mouton ou du ver à soie, par le filage, le tissage, jusqu’à la couture, le problème est éminemment artistique, puisqu’on est dans l’analyse des solidarités de fabrications, indépendamment de leurs enchaînements historiques en confections successives (mais Marie-Laure Portal a fait sa thèse sur le sujet). Ces distinctions nous séparent de Leroi-Gourhan et des ethnologues qui, historiens, ne conçoivent pas l’autonomie du système technique :  ce qui fait la couture, le tricot, la maille, le collage, le découpage, le patronage, etc., non tant comme un ensemble de choses réelles et moins encore comme une narration des phases de leurs mises en œuvre, que comme la manifestation de ce qui fait structuralement un système de la fabrication, qui déborde amplement l’usage restreint du vestimentaire, puisqu’on coud tentes, voiles et rideaux et qu’on coupe et patronne les sacs (lesquels possèdent des soufflets comme les manches). Par quoi surgit l’invention qui n’est souvent qu’une façon de transposer une formule technique à une nouvelle fin. Paco Rabanne inventa ainsi un vêtement intégralement moulé, le Giffo — sans lendemain, pour diverses raisons, dans l’industrie et le commerce de la mode. Ce n’est pas un moindre paradoxe qu’il nous est plus facile d’analyser le vêtement comme fin, que de rendre compte de la technique, comme de son parèdre relatif qu’est l’esthétique. Il nous faudrait la même virtuosité, pour parler de la technique, que celle des linguistes, pour analyser le langage. On en est loin; mais les écoles médiationnistes aussi, je crois, qui développent moins l’ergologie que la glossologie ou la sociologie

La critique vestimentaire, de même, est bien vaste : plaisirs, économie, règlements, modes et élégances. D’autant qu’une critique sur le vêtement ne prend sens que dans le système général de la critique d’autres choses, par quoi seulement, se mesure la place qu’il possède. Le peu qu’on en comprend montre cependant que, une fois de plus, contrairement aux idées reçues sur les uniformes qu’on veut croire enserrés dans des règlements drastiques, on observe, tout au long de l’histoire, autant la non-application, la contradiction de la règle que son observance, même dans les grands corps, les hauts grades ou les grandes circonstances (cf. P.-Y. Balut, «Modèle de vestiaire», Histoire de l’art, « Parure, costume et vêtement », n°48 (juin 2001), p.6). C’est sans doute que les interdits et les stratagèmes de leurs contournements ne se confondent sûrement pas avec les contrats et les conventions sociales, même sous les apparences des règlements et des lois.

Le moule est loin d’être encore adapté aux ingrédients de la recette. Il n’est encore qu’heuristique, «destiné à trouver». Mais, dans l’état actuel des choses, je suis soulagé d’être débarrassé des vestignomonies, sémiotiques, fanfreluches, coqueluches et haute-couture. Je crois fertiles les notions d’investiture, y compris en pathologie, et de guise, en elle-même et dans leur opposition. Comme est féconde l’esthématopée et ses connexions d’effets, de manière de faire avec les autres secteurs appliqués. La recherche est à ses débuts ici. l’Institut français de la mode attend le livre traitant du vêtement ainsi modélisé. Avec ce modèle, à parfaire encore, on pourra proposer quelque chose qui sorte des histoires déjà lues du costume, de cet objet que tout le monde aborde comme une évidence sans avoir pris souvent la peine de savoir ce qu’il était, ce qui se fabriquait par lui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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