CIRAGE 12 février 2015

DE LA MORALE ET DE LA SATISFACTION ACCULTUREE

Ni perte ni maux, mais plaisirs négociés

Séminaire du 12 février 2015

Compte rendu par Iulia Toader et Hélène Brun (accès au fichier PDF)

Les deux séminaires précédents (29/01 et 5/02) consacrés à l’exploration de la modalité axiologique du culte (le « sacrifice » ou, comme nous avions plutôt convenu de l’appeler, l’« abnégation ») nous ont convaincu de revenir sur plusieurs points qui, à l’examen, se sont avérés complexes à démêler. Lors de cette dernière séance nous sommes partis de la discussion de cas historiques singuliers, pour essayer de leur appliquer une grille d’analyse médiationniste et manifester, derrière des performances complexes, les différents mécanismes rationnels concernés. La discussion de ces cas (en particulier des comportements de privations ou des pratiques doloristes extrêmes) a permis, notamment, de revenir sur la notion de « perte ». Il est alors apparu que ce terme même, comme celui d’abnégation que nous avions précédemment retenu, faisait courir un nouveau risque de réification de ces notions qui doivent plutôt se penser au sein d’un système moral.

En partant des exemples de l’ascèse cynique et stoïque, qui vise à rendre la personne plus résistante aux éventuels malheurs par un mode de vie simplifié, nous avons abordé la question d’un art moral de vivre et d’une économie du plaisir qui se manifeste dans ce cas par une diminution des envies permettant, en fin de compte, de ne pas être frustré. Les conduites des martyrs et les pratiques dites doloristes, comme celles des ascètes du désert, peuvent alors être analysées en tant qu’elles participent elles aussi d’un système moral, d’une économie du plaisir, et non pas seulement comme une perte ou une souffrance (un mal) qui seraient positivement définies.

Cette réflexion amène donc à revenir sur le terme d’abnégation qui avait été préféré à celui de « sacrifice » pour désigner la modalité axiologique du culte divin. Si « sacrifice » faisait courir le risque d’une confusion de ce mécanisme avec celui, sociologique, du don ou de l’offrande, celui d’abnégation conduit quant-à-lui à réifier la perte, pouvant laisser entendre qu’une réalité peut être ipso facto un mal. En termes axiologiques, le prix à payer pour un bien peut être positivement perte, mais celle-ci est annulée dans le système de la satisfaction morale, où relativement cette fois-ci, tout se tient. De la même façon, la douleur que l’on s’inflige ou le mal que l’on se fait n’est qu’une négociation de son plaisir.

Assurément, l’être humain participe totalement du monde animal ; il en a donc tous les arrachements et toutes les souffrances de la perte de l’autre, dans le cas du culte funéraire ou tous ceux de la douleur physique positive dans toutes les pratiques de macération. Mais, de même que dans le rapport naturel entre le prix et le bien, ce qui est positivement payé est perdu, culturellement, cette perte entre dans le système économique à l’intérieur duquel, relativement, il s’agit toujours de gagner. Les caractères du paiement et ceux du bien sont analysés en système, en sorte que la positivité de la perte que constitue le paiement disparaît. En considérant la question en termes de gage et de titre, la relativité du système nie la réalité du prix, de la même manière qu’au plan linguistique, la pertinence des traits et leur concaténation nient la positivité du son et du sens. Il y a donc peut-être un égarement dans l’emploi du terme « abnégation », qui entérine cette notion de perte en lui conférant un contenu positif.

La morale reste un système où en tout état de cause il s’agit de retrouver le plaisir, même si celui-ci n’a évidemment plus rien du plaisir animal. A l’instar du prix, le bien s’acculture aussi et de la même manière qu’il n’y a pas de sens préalable au langage qui permet de le constituer, il n’y a pas de contenu prédéterminé du plaisir avant le système moral qui le crée. Et tout comme le signifié, par l’impropriété du signe, est la négation du sens, la rhétorique permettant, dans la phase de réinvestissement performanciel de toujours dire autrement et autre chose, la morale est elle aussi une redistribution complète du plaisir naturel dans un système où tout se tient par la relativité et non pas par les prix ou les biens positifs. Ainsi, tout mal positif, toute souffrance objective animale, toute perte sont inévitablement contestés, sauf névrose, par la raison humaine. De la même manière qu’en logique, on peut toujours dire autrement et autre chose en trouvant taxinomiquement un autre mot et associativement une autre construction, tout « mal » se résout dans une redistribution des plaisirs. Dans le cadre du funéraire, par exemple, le vide que crée l’absence de l’autre est sociologiquement maitrisé par la renégociation de soi-même. Il en va de même du point de vue du système du plaisir ou du bonheur à l’intérieur duquel se trouvait l’autre : sa perte entraîne alors, sauf pathologie, une redistribution des plaisirs. Dès lors, le deuil, comme modalité axiologique du culte – donc du rapport au mort – ne peut être le renoncement à tout plaisir pour l’autre, mais une nouvelle négociation de son plaisir, une redistribution du système et de la satisfaction morale. Reste cependant à trouver précisément des formules pour le dire…

En tout état de cause, la modalité axiologique du culte (divin ou funéraire) ne peut pas se poser en termes de perte, sauf à en simplifier la présentation ou à en caricaturer les manifestations. Il n’est pas de définition possible de la perte, pas de moyen de la circonscrire réellement – pas plus, si l’on en revient aux comportements doloristes, qu’il n’y en a de définition positive du mal ou des maux. Le mal, la perte, le prix et le bien lui-même entrent dans une économie morale du plaisir pour former un système où s’acculture – c’est-à-dire s’évide – la positivité de la nature.

Le problème est le même s’agissant du culte funéraire dont Pierre-Yves Balut avait eu tendance à poser la modalité axiologique (ou deuil) comme « le sacrifice de soi ou de ses biens que l’on doit au mort », sacrifice étant ici entendu comme un équivalent de « perte ». Cette formule devra sans doute aussi être révisée pour faire plus clairement état de la négociation du plaisir ou, plus justement, de sa renégociation, que suppose le deuil du mort.

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