Modèle d’artistique

Par Pierre-Yves Balut

 

Ce qui les troublait à l’extrême,

C’était pas la chose en elle-même,

C’était la façon de s’en servir.

Artistique ou archéologie.

Sans doute, quand les impasses liminaires — le nom, la fouille, le documentaire, la concurrence et l’histoire — sont clairement ouvertes sous le boutoir de l’archéologie théorique, sans doute vraiment faudrait-il relever hardiment la bannière de l’archéologie moderne et contemporaine, ses églises, ses cimetières, ses usines, ses affiches, ses champs et ses jardins, ses quincailleries pour tout, ses modes, etc., etc., toutes bonnes et belles choses pour l’histoire qui y trouverait des bilans différentiels et comparables, et mieux encore une autre histoire des vivants et des morts, des militaires et des civils, des enfants, des ouvriers, des politiques et des religieux que l’histoire de leurs sociétés et de leurs institutions. Sans doute, maintenant qu’il n’est plus d’objections trompeuses (voir l’épistémologie), faut-il joyeusement faire de l’archéologie moderne et contemporaine. Il est aussi important de s’occuper de statues saint-sulpiciennes, de tombes ou de monuments aux morts banals que d’analyser sermons, élucubrations théologiques ou discours patriotiques de quiconque. Il faut relancer une archéologie industrielle, hors des faux-semblants du site, de la désuétude, de l’illustration d’une histoire du capital, des concentrations ouvrières et des technologies. Il faut faire une nouvelle analyse de bien des domaines avec ces nouveaux objets d’ars. Là, le monde des étudiants, anciens et nouveaux, développe amplement les investigations.

Sans doute faudrait-il encore continuer à raffiner cette élaboration du raisonnement dans l’archéologie théorique, développer l’analyse critique de cette amazonie des égarements et contribuer à l’assainissement de cette luxuriance séduisante et parfois stérile, de l’histoire de l’art comme de l’évolution actuelle de l’archéologie, en dépit de leurs succès d’enseignement, de commerce, d’information, d’institutionnalisation : la banalisation, l’exploitation de la science masquent parfois la baisse de ses exigences et de son ascèse. Bref, il faudrait théoriser encore les raisonnements archéologiques et esthétiques et historiques de l’histoire de l’art et de l’archéologie. Par contre, là, on ne soigne pas contre sa volonté un malade qui se trouve sain.

Mais en définitive, tant cette archéologie appliquée aux époques récentes que l’archéologie théorique n’ont de sens et d’ossature que si se développe cette science générale de l’art, liée de toute façon aux autres sciences humaines. Comment éviter les interminables et indécrottables listes d’idées reçues et toutes faites, en funéraire, sur les tabous de la mort, les reflets des croyances, du social et tant de balivernes jamais raisonnées, construites sans analyse de la constitution sociale des morts, de sa distinction de la représentation qu’on en peut faire ; comment éviter ces idées toutes faites sans prendre en compte qu’une grande part de la fréquentation effective et non évanescente des morts, de leur culte, n’existe que par l’équipement technique sans lequel peu s’établiraient et moins encore dureraient. En dépit que c’est bien trop éloigné de ce qui se fait, en dépit de la surenchère que ça constitue sur une archéologie moderne et contemporaine et sur une théorisation déjà toutes deux incomprises et non acceptées, l’artistique doit être désormais développée.

 Elle l’était déjà de longtemps sans son nom; il faut encore l’assurer et l’assumer plus fermement. Outre les grands articles de Philippe Bruneau dans les premiers Ramage que nous qualifiions alors de «notices problématiques» et que les tables thématiques d’Artistique et archéologie ont justement rassemblés sous le titre de l’artistique, ma thèse était évidemment de l’artistique. Mais dans son intitulé et devant l’institution, nous n’étions pas encore assez mûrs pour le revendiquer, quoique je le défendis quand même en soutenance. Je n’avais cependant pas été capable de construire vraiment la question en ce sens, c’est-à-dire qu’archéologique encore, je croyais devoir toujours, obligatoirement, partir du matériel pour seulement ensuite l’organiser suivant les fins qu’il équipait.

De même que le site de la fouille et la réalité disloquée de l’objet trouvé dans ses carrés engluaient les archéologues industriels — qui s’attachaient alors à des correspondances, en effet plus poétiques que scientifiques, comme la réalité topographique du site au dépens du musée, et l’obsolescence de l’objet au dépens de tout le disponible en état de marche, jusqu’à ce qu’ils s’arrachent d’une archéologie invalidante parce que mal conçue –, ainsi, nous-mêmes en nos débuts, et c’était sensible dans l’enseignement, nous voulions constamment coller à la chose technique qui devait nous définir. Il fallait que ça existât comme chose. Nous réifiions la technicité dont nous avons vu qu’elle ne se limitait pas aux res; nous réifiions son abord, qui devait aussi se faire par les choses et non les témoignages, suivant en cela la séparation commune de l’archéologie et de l’histoire-par-les-textes et enfin nous le faisions de son analyse : les choses étant, elles déterminaient les limites d’une référence aux autres modes de la raison qui de toute façon «ne nous regardaient pas».

Il nous faut bien désormais non seulement assumer l’archéologie dans l’autonomie de son objet. Mais plus encore empoigner l’artistique dans l’ensemble de ses rapports avec tous les autres modes de la raison.

Là se pose alors la question de la modélisation, c’est-à-dire de cette construction problématique non par la seule logique mais à partir des processus, des mécanismes constitutifs de l’ouvrage. Elle est le moyen de « sortir de l’histoire », de l’explication historique considérée comme seule capable d’expliquer et la cause, toujours génétique, de l’origine des choses, et la fin, l’effet conséquent, ce qu’elles produisent. Dans le modèle, ce sont les mécanismes rationnels qui sont en cause et leurs combinaisons, sans demander un bilan préalable d’enquête, un corpus historiquement cohérent puisqu’il est d’autres cohérences en cause : logiques, éthiques et surtout pour nous techniques. Avec le modèle, il s’agit de se demander ce qui se passe quand on fait ceci ou cela. Différemment, le bilan historique fait le point de ce qui se passe à ce moment là, ou dans cet endroit ou ce milieu. Mais on se demande toujours comment on peut faire le bilan de ce qu’on n’a pas analysé, sinon à le considérer comme une suite d’évidences de la chose positive et réelle, de ses causes et effets, ou de ses évolutions et diversifications historiques.

Ainsi, même un phénomène précisément situé en histoire, comme l’abstraction contemporaine (cf. le thème 7), peut être analysé en ses mécanismes, indépendamment de ses conditions historiques et de ses déroulements qui restent évidemment pertinents en histoire, et sans que cela soit de la sémiologie, de l’esthétique, de la critique ou de la glose. Le modèle est celui de la fabrication de l’immédiatement sensible, laquelle recouvre évidemment bien autre chose que l’abstraction : entre autres, les effets d’architecture (si bien que je crois maintenant que mon deuxième article, paru à Louvain, tentant une analyse de façades néo Renaissance rennaises, tout entaché d’esthétisme et d’analyse purement logique (et de raccourcis historiques discutables!), serait récupérable comme linéaments d’une analyse du système esthétique d’effets sensibles architecturaux. Je n’en ai jamais rougi, mais je n’en ai aussi jamais su qu’en faire : c’est, en définitive, un brouillon d’esthématopée architecturale ).

Le développement des modèles d’analyse est l’avenir de notre artistique et de l’archéologie refondée. Ils font évidemment l’avance que nous avons sur ceux qui sont encore à transporter la fouille dans le récent ou à la transposer — comme on parle d’un instrument transpositeur — dans le non-enfoui du bâti et qui ne perçoivent même pas encore les difficultés que nous avons résolues. Plus encore, ils nous séparent de ceux qui ne voient dans l’objet technique qu’un nouvel objet de l’histoire, et dans notre archéologie qu’une extension de la discipline à un domaine historique de plus.

 

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