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Revue RAMAGE
Le funéraire : modèle et applications
par Pierre-Yves Balut
Il est deux façons d’aborder la construction d’un modèle : par l’équipement d’emblée ou par le phénomène en cause qui s’équipe. Le problème qui se posait de toute façon était de savoir qu’observer d’un matériel si divers que celui qui équipe les morts et de tant de solutions trouvées en tant de situations historiques ; de savoir rendre compte de faits dont on ne disait rien sinon peu, qu’on n’analysait pas, mais qu’on pouvait toujours narrer indéfiniment en croyant parler de quelque chose, dont on en savait peu dans nos époques contemporaines quand les mêmes faits ténus pouvaient passionner les érudits d’autres civilisations exotiques ou antiques ; d’en parler enfin sans être ramené à un formalisme typologique des apparences qui ne livrait rien de ce qui se fabriquait en constatant seulement la manière dont cela se faisait, suivant l’inévitable exemple de l’histoire de l’art ou de l’archéologie réifiantes. Ainsi l’ouvrage Mémoire de marbre, La sculpture funéraire en France, 1804-1914, Paris (1995), d’Antoinette Le Normand-Romain, parle moins du funéraire, de ses mécanismes imagiers et de ses thèmes que des aventures des sculpteurs — ce qui est incontestablement un sujet, mais d’Art, non de funéraire —. C’était déjà le cas de La sculpture funéraire d’Erwin Panofsky, Paris (1995), de Church monuments in romantic England, de N. Penny, Londres (1977), ou, pour l’architecture, A celebration of death, de J. St. Curl, Londres (1980). La ville des morts de M. Vovelle et R. Bertrand, Paris (1983) y échappe moins encore.
Mais la difficulté était aussi d’éviter les préconçus idéologiques des théories interprétatives, explicatives, qui soutenait plus un système de signification, de sens (On peut dire que c’est évidemment toute l’orientation des travaux de Jean-Didier Urbain sur le sujet ; mais aussi celle d’Ariès, jusqu’à son livre des Images de l’homme devant la mort. Les rassemblements de faits sont souvent intéressants ; leurs analyses, consternantes pour le premier, bien rhétoriques pour le second) qu’un mode de découper le phénomène en sorte de l’appréhender, d’analyser, de déconstruire le processus rationnellement impliqué – à partir de quoi, ensuite seulement, on peut mesurer ce qui se passe et le sens que cela prend.
Modèle de l’équipement
Ma thèse l’illustre dans une diversification du matériel retenu : il ne s’agit pas seulement de rendre compte des tombes, encore moins, si restrictivement, de la sculpture funéraire et, plus limitativement encore s’il était possible, de la grande création artistique incomparable aux productions communes. Il s’agit, malgré la différence de qualité, de comprendre analytiquement l’identité des processus de traitement du rapport au mort, dans les tombes banales ou exceptionnelles et surtout, et plus largement, par tout le matériel, y compris le plus trivial. Aussi parlé-je de la toilette, des embaumements comme des momifications, des vêtements protecteurs ou des grands costumes, des reposoirs ou des morgues, des transports en civière ou en char funèbre, des caveaux, cimetières, statuaires ou décors; et à travers l’illustration exemplaire de toute attestation historique, en temps comme en lieux. Car il faut le réaffirmer, contre les usages de nos disciplines, l’enjeu désormais n’est sûrement pas tant d’épuiser un état de chose historiquement délimité que de savoir que regarder d’un matériel quelconque avant d’en pouvoir faire un bilan historique : comment mesurer ce qui se passe quand on ne sait ce dont il s’agit ou quand on le réduit à autre chose ? Suivant l’usage commun en histoire de l’art et en archéologie, l’équipement funéraire se contemple comme tel ; ou comme relevant d’un système d’idées préalables, essentiellement eschatologiques, qu’il suffit de connaître pour en retrouver l’illustration ; ou comme renvoyant à une société qu’il décalque simplement. Il est temps d’en faire un objet pour lui-même (plusieurs de mes articles témoignent de cette approche du funéraire : « Meubles et immeubles de la mort », RAMAGE 3 [1984-85], pp. 69-116 ; « Signal de mort », RAMAGE 4 [198], pp. 315-349 et « Signal de mort II », RAMAGE 5 [1987], pp. 113-136).
D’où, dans mes premiers travaux sur le funéraire, dont ma thèse, les distinctions du pourrissoir, comme prise en charge du sujet mort ; du dormitoire, de son identité sociale ; et du conservatoire, comme exploitation des différents modes de représentation, tant du mort lui-même (mnema), à travers les divers moyens de le montrer par les images (portraits, personnifications, parangons, emblèmes), les indicateurs et les écrits, que du lieu de son repos (sema), avec les mêmes moyens. Et puis, dans ce jeu de fabrication de l’être, pouvaient se traiter les variantes du déplacement (transit) et de l’attente (transitoire). Et puis encore, dans le dormitoire, outre les industries schématiques (traitement, vêtement, logement), en charge d’équiper la personne morte, on pouvait examiner les cadeaux et les effets de tout cela, ce qui, sous les titres poétiques de « cité vivante des morts » (on y venait encore) et « cité morte des vivants » (ils continuaient ainsi de vivre par ces équipements), semblait articuler les deux analyses. Le dormitoire était tout ce qui fabriquait de l’être social : logement, cadeaux, cérémonies. Rétrospectivement, toute cette construction m’est vite apparue comme très rhétorique, nonobstant son efficacité dans les études qui ont suivi, articles, mémoires et thèses (Comme celle d’Yves Gagneux sur Le culte des reliques et les mémoires sur les tombes protestantes, musulmanes, russes, les tombes d’artistes, etc.) par rapport aux évidences habituelles.
Modèle du phénomène équipable
Huit ans plus tard, en septembre 1997, nous fûmes invités Philippe Bruneau et moi à faire un cours d’un mois à l’université de Sao Paulo, au Brésil. Je repris entièrement la matière qui de toute façon s’était augmentée. Philippe Bruneau voulait montrer, en intervenant dans chaque partie, en quoi la modélisation renouvelait toute l’analyse du funéraire dans la Grèce antique, en la comparant à d’anciens cours qu’il avait fait auparavant.
Là commença sciemment l’artistique. Il ne s’agissait plus de rester à tout prix dans l’ars, dans une archéologie tenue de ne pas quitter les choses ; de n’appeler les fonctionnements des autres modes de la raison que dans la mesure où ils interféraient précisément avec l’ars. Il fallait admettre que si le phénomène qui s’artificialisait n’était pas d’art, où qu’il se situât, il était d’abord nécessaire d’en examiner les mécanismes avant d’en voir ce que la fabrication en prenait et en faisait.
Là donc, en funéraire, plus question de seulement décortiquer les choses en fonction de l’organisation de l’être ; il fallait, avant, savoir ce qu’était l’être mort pour comprendre et distinguer ce qui s’en artificialisait et comment. Non, suivant l’habitude des anthropologues ou des « thanatologues », le mort comme cadavre tenu pour essentiel et déterminant parce qu’encombrant et à propos duquel on peut ne pas vous passer les détails de sa transformation pour expliquer ce qu’on fabrique ; ou pire encore, moins le mort lui-même que le fait général de la mort comme phénomène biologique, comme si la science médicale expliquait grand-chose de ce qui nous occupe alors. Mais le mort, comme membre d’une société à laquelle il participe encore, par laquelle il se trouve toujours défini, dont les mécanismes sont les seuls qui le font être. Alors le mort n’est pas tant positivement un corps, que relativement quelqu’un situé encore dans un réseau de relations qui font le social, définissant chacun par chacun. Cette mise en rapport qui le fait être correspond à ce qu’on peut bien appeler, de façon précise et appropriée et non comme un mot simplement coutumier en la matière, le culte, étymologique fréquentation. Celle-ci s’exprime évidemment dans le comportement social ; mais aussi linguistiquement dans l’interlocution ; moralement, dans ce que j’ai défini comme le sacrifice du deuil ; et artistiquement, dans la dot qu’on fait au mort pour son installation. Le tout, ensuite, pouvant s’équiper, à part la dot qui est équipement par nature (Cf. Autopsie du funéraire, Pour un modèle d’analyse du culte et de son équipement [ouvrage en préparation]).
Dans le culte comme fréquentation se mettent les rites et leur équipement : les rites d’accompagnements du mort, le transit et le transitoire, les exsequiae latins ; et les autres marques de déférences, les obsequiae des respects, des visites et des cadeaux. L’interlocution recouvre les adresses au mort, les invocations, qui peuvent rester orales dans les thrènes ou les discours, ou bien s’écrire dans les épitaphes ou sur les cadeaux ; et les paroles du mort aux vivants, dans ce que j’ai appelé (cette nomenclature n’étant qu’outil de langage désignant une analyse et sans autre sens immanent au mot) les évocations, comprenant d’autres parts rhétoriques de l’épitaphe où le mort parle, qu’il l’ait décidé ou non, ou les manœuvres spirites ou magiques. Le deuil, comme sacrifice de soi-même pour le mort, est privation — se couper les cheveux, se lacérer les vêtements ou la chair est fabrication — ; comme sacrifice de ses biens, oblation. Rien n’est obligé, ni des modes du culte, ni de leur équipement. Croire alors comme P. Chaunu ou Ls.-Vt. Thomas que l’homme apparaît avec la première tombe manifeste une méconnaissance de l’essentiel. Si les historiens et les sociologues se trompent déjà, combien les archéologues pourront plus aisément encore s’égarer. L’archéologie de l’équipement ne donne pas la mesure de l’existence du mort, des relations avec lui ni même de ce qu’il était.
Mais le mort s’établit aussi, cultuellement en ses meubles : sa dot en soin du corps, en vêtement, en logement, en ameublement. Là, l’équipement est déterminant. Mais déterminant de la place possiblement nouvelle qu’on lui fait dans son nouveau statut : on ne peut dire, à l’observé de tant de situations qu’on connaît, que ce soit le reflet fidèle du statut qu’il avait de son vivant. Pourtant, tous les raisonnements archéologiques et historiques postulent, évidemment dans les situations d’inconnu, le reflet de l’un par l’autre, dans cette absence et d’un modèle général du phénomène, et de l’exemplarité des situations connues (sur cette question on pourra consulter mon article « De funestes égarements , critique du colloque Théories de la nécropole antique », TOPOI 5/1 [1995], pp. 279-293 et l’article que j’ai publié dans les actes de ce même colloque : « Contre sens, contre histoire », Nécropoles et pouvoir, idéologies, pratiques et interprétations, Actes du colloque international Théories de la nécropole antique : les nécropoles et l’idéologie du pouvoir dans le monde des cités [VIIIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.], Lyon, 21-25 janvier 1995, Travaux de la Maison de l’Orient méditerranéen, 27 [1998], pp. 283-295). Or, dans le funéraire, les alliances, les origines, les religions, les opinions se redistribuent par les tombes, les cimetières, les transferts, — comme, d’ailleurs, par le reste du culte et de ses équipements —. Combien de simples tombes sont celles de gens importants, et de tombes imposantes, de gens de peu ? L’apanage paraît être celui des sociétés développées, — rétorquera-t-on — que parce qu’on aura constitué les autres comme primitives par le postulat inavoué qui les fait inférer de l’état de leur équipement funéraire. L’intérêt n’est pas de déduire de la dot ce qu’était la société des vivants, mais au contraire de voir les mécanismes propres de la société des morts que l’équipement fabrique par les types, les associations, les localisations.
L’interlocution, en matière funéraire, place d’une part les invocations, comme toutes ces adresses qu’on fait au mort : thrènes, rhétorique des oraisons et des discours funèbres, aussi bien qu’épitaphes inscrites, dédicaces de cadeaux ou billets confiés à la tombe. D’autre part les évocations où le mort lui-même s’adresse aux vifs, soit qu’on le fasse parler dans un autre endroit de l’épitaphe, soit que magiquement il communique par quelque table tournante ou temple d’interrogation des morts.
Enfin le deuil ne correspond pas ici à ce travail fait pour se débarrasser du mort, mais au contraire, à cette perte de soi qu’on assume pour la survie de l’autre dans le culte, à ce sacrifice. Ainsi peut-on s’offrir soi-même par toute macération, dont fait partie l’abandon de la coquetterie vestimentaire, les privations alimentaires, les endeuillements du logement qu’on laisse ainsi au mort, les restrictions d’activité, etc. Ou offrir ses biens, sa fortune, ce qui explique la nécessité parfois de réguler ses sacrifices par les lois somptuaires.
L’artistique, en fondant le processus du mort en ethnique, en le distinguant de ses autres manifestations rationnelles, en plaçant précisément dans le modèle ce qui s’équipe ou non, contredit tous les postulats habituels de l’interprétation du phénomène funéraire, et, en particulier, tous les raisonnements biaisés de l’archéologie traditionnelle et de l’histoire de l’art. Mais, en même temps, elle redonne à cette source, la mesure vraie de ce qui se fabrique et de ses effets propres.
Ainsi doit de même se construire une archéologie de l’enfance, dont le statut et la dépendance est relativement parallèle à ceux du mort, ou une archéologie du culte divin, qui est aussi fréquentation d’une absence irrémédiable.
Applications diverses
J’ai eu à défendre ces positions particulièrement lors d’un colloque à Lyon sur la nécropole antique (communication d’ouverture « Du funéraire : contre le sens et l’histoire », Colloque international Théories de la nécropole antique : les nécropoles et l’idéologie du pouvoir dans le monde des cités [VIIIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.], Lyon, 22-25 janvier 1995, Maison de l’Orient méditerranéen, Institut d’archéologie classique.)
J’avais, préalablement donné, dans la revue Topoi une problématique du funéraire à distinguer de la mortalité, de la démographie, de l’eschatologie, de la sociologie des vivants, en sorte de révéler la société propre des morts («Le funéraire et l’histoire», TOPOI 2 [1992], pp. 131-140.). Le colloque lui-même, bien éloigné d’une préoccupation à construire la question avant de la traiter, m’avait consterné. Typiquement, nous étions perdus d’une part dans les res d’une archéologie encombrée de matériels à prendre comme tels ; d’autre part, nous étions enrôlés, entre autres, dans l’illustration d’une idée préconçue d’interprétation des variations des modes de traitement des morts en Grèce antique en terme de variation des systèmes politiques (idée préconçue qui apparaît très nettement les ouvrages de I. Morris, Burial and Ancient Society, The Rise of the Greek City-state, Cambridge [1987] ou Death-ritual and Social Structure in Classical Antiquity, Cambridge [1992]). Avant les actes, j’en fis donc la critique («De funestes égarements, critique du colloque Théories de la nécropole antique » TOPOI 5/1 [1995] pp.279-293) où je revenais sur la modélisation du processus funéraire et, de plus, sur les difficultés et les impossibilités des raisonnements archéologiques, des procédures, qui devraient rendre les savants plus précautionneux quant à leur capacité à retrouver l’utilité, le sens des choses dans les situations habituelles d’inconnues.
Mais ce sont les actes (« Contre sens, contre histoire », Nécropoles et pouvoir, idéologies, pratiques et interprétations, Actes du colloque international Théories de la nécropole antique : les nécropoles et l’idéologie du pouvoir dans le monde des cités [VIIIe s. av. J.-C.-IIe s. ap. J.-C.], Lyon, 21-25 janvier 1995, Travaux de la Maison de l’Orient méditerranéen n° 27 [1998], pp.283-295) qui me permirent de faire le point de ce qui nous distinguait des archéologues et des historiens dans leurs façons d’envisager la technique : dans son rapport au sens qu’elle peut expressément fabriquer mais auquel elle ne saurait se réduire et avec lequel elle ne devrait se confondre ; et surtout dans son rapport à l’histoire, où, d’abord, suivant notre formule, que tout soit en histoire n’en fait pas de l’histoire et, ensuite, que la technique fabrique de l’histoire, bien autant qu’elle est marquée par elle dans le style. Et qu’il est donc nécessaire et circonstanciellement salutaire, théoriquement et méthodologiquement, d’être contre l’histoire. De quoi se faire des ennemis, ainsi que je l’expérimentai immédiatement dans ce colloque ! Ma consolation fut que Ian Morris, autour des thèses duquel tournait le colloque, fit sa communication finale en réponse, généralement favorable, à la mienne inaugurale (Cf. I. Morris, compte rendu de colloque, Topoi 5 [1995], 8 p.)
J’avais eu ainsi l’occasion de résumer les principes fondateurs éclairant les rapports au mort, les faits de l’équipement à analyser, les modalités archéologiques des raisonnements et les buts mêmes de l’analyse scientifique, en matière de funéraire. Et d’affirmer, à propos d’un sujet si « historien », l’originalité de l’archéologie, de l’artistique plutôt, son autonomie par rapport à l’histoire qu’elle n’avait pas comme seul but, épistémologiquement, de constituer.
La position développée d’une telle problématique du funéraire, tentant de placer les phénomènes et d’en donner les principes systématiques d’analyse, associée à la critique des réductions coutumières qu’on en faisait, devait permettre alors l’étude de cas. Je n’ai pas précisément pratiqué le genre de la monographie que je trouve non seulement méthodologiquement limité, après ce que je viens de dire, mais encore inadapté à la pléthore si diverse du matériel récent. Avec ce modèle général du funéraire, j’ai cependant abordé quelques sujets, plutôt que corpus, plus précis, comme les sépultures animales («Tombes de bêtes», RAMAGE 5 [1987], pp. 137-161) et les monuments aux morts (« Aux morts », RAMAGE 6 [1988], pp. 127-154), particulièrement. Le premier article, « tombes de bêtes », est même simplement démarqué du modèle applicable aux équipements des humains : hors de la question des apparences, des formes, les animaux possèdent en effet un traitement similaire aux hommes. Mais comme eux, l’artificialisation ne témoignait pas d’une eschatologie hétérodoxe, mais bien d’une sociologie de l’échange et de l’assimilation. La diversité des cas historiques, de l’antiquité au contemporain, dessinait plus une normalité explicable du phénomène qu’une sorte de pathologie d’esprits faibles.
Les monuments aux morts étaient aussi intéressants parce qu’il ne s’agissait pas simplement de ceux, inévitables, de nos dernières guerres, moins encore des prestigieux pour une histoire de l’art, même kitsch. Il fallait chercher à rendre compte de la plus grande extension du phénomène et de la diversité de ses mécanismes constitutifs. J’ai donc examiné les procédés déictiques de ce que j’ai appelé le mémorial, qui comportent les images, indicateurs et écrits, avec leurs propres distinctions attendues. Mais il était important de reconnaître aussi que, par une seule dédicace et sans les représentations habituelles, le monument aux morts pouvait devenir logement, parfois funéraire, vide ou non, parfois seulement consacré : ce qui explique les formes de portes, d’exèdres, les jardins, sinon les grands sanctuaires. L’investigation de tant de monuments divers ne permettait pas seulement d’observer les procédés techniques qui se révélaient plus complexes que l’incontournable statuaire, elle démontrait surtout que, contrairement aux idées reçues, ils célébraient moins des gens, comme à leur tombe, que des modes remarquables et privilégiés de la mort, et moins des communautés ou des institutions que des particularismes. Les différentes guerres, les morts différents, les diverses façons ou occasions de mourir ne sont pas traitées de la même façon. On n’équipe que certains temps, lieux ou milieux de certains morts et de certaines morts : ainsi, par la fabrication, par ses moyens, ses possibilités, ses choix, se trouvent privilégiés des groupes sociaux pourtant égaux à d’autres, par le seul fait de cet équipement et de ses particularités. Les monuments aux morts sont l’exemple même non d’un effet de l’histoire, du social, dont ils ne seraient que l’illustration, le passif reflet, mais d’une fabrication, d’un reconditionnement, d’une redistribution de l’histoire. Par quoi se justifie l’investigation archéologique, autonome, par rapport à l’enquête archivistique.
Face à ces grandes « notices problématiques », comme nous disions naguère, de tout un genre de matériel, j’ai aussi traité de cas plus ou moins restreints. J’avais ainsi commencé une rubrique « Nécrotaphica » («Nécrotaphica I», RAMAGE 9 [1991], pp. 121-140) qui me permettait de traiter de quelques points particuliers, comme le passage de la tombe individuelle à la tombe collective, en Auvergne, au XIXe siècle (« De la tombe individuelle à la tombe collective en Auvergne », RAMAGE 1 (1982)., pp. 113-133 : L’article illustre essentiellement l’opération de restitution, comme je l’ai dit à propos de la méthode ; mais ses conclusions, p.127-133, développent le mouvement historique de l’installation en France de tombes collectives) ; comme des indicateurs du couple en Grèce ancienne rapporté à d’autres récents; comme les tombes des os de certaines îles grecques; ou comme les notions de « ville » des morts qu’il était nécessaire de repréciser. Bien des raisons ne m’ont pas fait cultiver le genre, mais, entre autres, celle du tonneau sans fond : tant de remarques, tant d’exemples particuliers, illustratifs, remarquables, mériteraient bien une présentation; mais ce qui se cultive dans l’indigence des observations et des informations antiques, par exemple, devient et dément et dérisoire pour des situations plus contemporaines et de plus d’ampleur.
L’exposition de la Ville de Paris sur les villages du XVIe, Chaillot, Passy et Auteuil, (« Aux cimetières de Passy et d’Auteuil, de quelques façons d’explorer le funéraire », dans Le 16e, Chaillot Passy Auteuil, Métamorphose de trois villages [Catalogue de l’ exposition de la Délégation à l’Action Artistique de la Ville de Paris, 1991], pp. 184-187), me donna l’occasion d’une leçon de vulgarisation sur ce qu’il faut regarder dans un cimetière, quand il ne s’agit pas de rencontrer des morts célèbres ou des œuvres, suivant les monomanies courtes de toutes les publications monographiques contemporaines, tout particulièrement sur les cimetières parisiens.
L’importance de ma documentation rassemblée pendant trente ans dans tant de cimetières et d’églises du monde me permettrait encore bien des analyses et bien des conclusions sur un matériel exceptionnel, si mes curiosités ne me portaient pas désormais vers d’autres intérêts.