Skip to content

Archéologie du disparu et période moderne

Le cas du domaine royal de Marly

Dominique Adrian

[article en PDF]

Marly fut l’une des résidences favorites de Louis XIV – si ce n’est la favorite dans les toutes dernières années de sa vie – et l’une des réalisations architecturales les plus originales de la fin du XVIIe siècle français. Le pavillon royal, les pavillons des invités, les communs et autres bâtiments annexes, ainsi que les jardins et le parc, forment un ensemble cohérent à la fois atypique et complexe, qui s’avère être richement documenté, quand bien même il n’en subsiste que très peu de vestiges.

Le site, cas encore rare en ce qui concerne l’époque moderne, a été l’objet de campagnes de fouilles. Cependant, ce n’est pas seulement à ce titre – il ne s’agit là que d’une modalité d’observation et de collecte de données documentaires parmi d’autres – qu’une étude le concernant entre dans le cadre de l’archéologie[1] mais parce qu’il s’agit d’observer et d’analyser des ouvrages techniques, en l’occurrence l’ensemble des dispositifs immobiliers et mobiliers, couverts ou hypèthres, pérennes et éphémères constituant le logement dans cet ensemble construit à la fin du XVIIe siècle et détruit au tout début du XIXe. De plus, il illustre bien le fait que l’archéologie du disparu ne concerne pas que des périodes reculées ou des édifices mal connus[2].

Il s’agira ici non pas de rentrer dans les détails de l’étude en cours[3], mais plutôt de proposer une esquisse générale du cadre de cette étude : quel en est l’objet, de quels types de données on dispose pour procéder à la levée des inconnues documentaires et quel est l’angle de traitement du sujet choisi. Le présent exposé s’inscrivant dans une réflexion plus large sur l’archéologie du disparu, l’accent sera principalement mis sur les sources de documentation disponibles dans ce type de situation.

II était une fois…

Marly sous le règne de Louis XIV

Les textes traitant de Marly, depuis sa construction jusqu’à nos jours, sont souvent émaillés de superlatifs et de qualificatifs élogieux tels que « merveilleux », « hors du commun » ou « enchanteur ». La Princesse Palatine, pourtant assez critique vis-à-vis de l’ermitage de son beau-frère le roi, se laisse même aller, dans sa correspondance, à un élan d’enthousiasme concernant les jardins et leurs fréquentes métamorphoses, suggérant que de tels prodiges ne peuvent qu’être l’œuvre des fées[4].

C’est à partir de 1679 que Louis XIV fait construire dans le vallon de Marly – baronnie située entre Versailles et Saint-Germain, acquise quelques années plus tôt pour étendre les chasses royales – un petit château qu’il envisage comme une retraite, un lieu de plaisance et de divertissement, lui permettant de s’éloigner de temps à autre de Versailles en compagnie d’une suite restreinte de parents et de courtisans. La première visite officielle du souverain, accompagné de la Dauphine et de dames de la Cour, a lieu en 1683 mais ce n’est qu’à partir de septembre 1686, une fois les pavillons achevés et la première version des jardins réalisée, que les séjours royaux débutent véritablement. Jusqu’à sa mort, Louis XIV marquera un vif intérêt pour l’embellissement et les aménagements du domaine ; il y effectuera des séjours de plus en plus fréquents et prolongés au fil des ans. Ne sont reçus à Marly que les courtisans et visiteurs occasionnels qui figurent sur la liste établie par le souverain avant chaque voyage. Mais s’y trouvent également logés, pour raison de service et même s’ils ne sont pas comptabilisés parmi les hôtes du domaine, des domestiques et du personnel militaire en charge de la sécurité du Roi.

Le parti architectural choisi pour Marly est atypique : le pavillon royal domine une esplanade agrémentée d’une grande pièce d’eau centrale et de bassins ; cette esplanade est cantonnée de douze pavillons identiques (six à l’est et six à l’ouest) destinés aux invités, plus petits que le pavillon royal mais comme lui à deux niveaux et de plan carré. Ils sont reliés entre eux par des portiques végétaux. Tous les pavillons des invités ont la même distribution (un appartement par niveau), quant au pavillon royal, il s’articule autour d’un grand salon central octogonal à l’italienne sur deux niveaux couvert d’un dôme et comporte à l’origine quatre appartements identiques au rez-de-chaussée, séparés par quatre grands vestibules ouvrant chacun au milieu d’une des quatre façades, ainsi que huit appartements à l’étage. Autre originalité : les façades des pavillons et des principaux autres bâtiments annexes ne sont pas en pierre de taille mais peintes en trompe-l’œil.

Les jardins et le parc se développent de part et d’autre de cet ensemble. Ils font l’objet d’une attention toute particulière de Louis XIV, comme en témoignent des mémoires de travaux conservés aux Archives nationales : réaménagement des bosquets et des pièces d’eau, plantations, taille des arbres, recensement des carpes peuplant les bassins, entretien des chemins forestiers : grands chantiers et petits détails, rien n’échappe à la volonté du roi de façonner selon son goût ce domaine qu’il affectionne.

L’accès au cœur du domaine, situé au creux d’un vallon aménagé à force d’impressionnants travaux de terrassement, se fait latéralement par rapport à l’axe du château et des jardins. D’abord prévue à l’ouest du pavillon royal, ce qui correspond à la route de Saint-Germain, résidence principale du Roi jusqu’en 1682, l’entrée principale est finalement positionnée à l’est, du côté de Versailles, lorsque Louis XIV décide d’y fixer la Cour. La grille royale, desservie par la route de Versailles, ouvre sur une place circulaire, pour partie bordée de corps de gardes et d’écuries. Tracée dans l’axe de la grille, l’allée royale (dont les imposants murs de soutènement existent toujours) descend vers le château et aboutit à une avant-cour elle aussi circulaire et flanquée au nord du bâtiment dit de la demi-lune, que ferme une nouvelle grille donnant cette fois sur une petite cour carrée, délimitée par l’aile et le pavillon de la salle des gardes au nord et par l’aile et le pavillon de la chapelle au sud. Au ponant, le pendant de ces deux pavillons est le bâtiment dit de la Perspective, qui comporte des logements et des resserres. Un peu en retrait, se trouvent les bâtiments des communs dans la cour desquels aboutit une voie serpentant le long du bosquet de Marly, des glacières et du pavillon du contrôleur, jusqu’à la porte aménagée dans le mur de clôture du parc, et qui rejoint la route qui mène au village. Extra-muros, non loin de cette porte, sont implantés des pépinières, des magasins ou encore un lavoir destinés au service, annexes périphériques parmi d’autres (comme le chenil, situé plus au cœur du village).

Marly après 1715

Le domaine de Marly est également occupé par Louis XV et Louis XVI, mais beaucoup moins régulièrement, et les travaux réalisés durant leurs règnes portent essentiellement sur le morcellement des appartements, avec notamment la création de nombreux entresols, et l’extension des communs.

Pillé par les révolutionnaires en 1789, le château est vendu dix ans plus tard à un industriel qui le transforme tout d’abord en filature de coton et fabrique de draps avant de décider de le démanteler afin de revendre tous les matériaux monnayables. Le parc est finalement racheté par l’administration impériale en 1811. Il faut attendre 1932 pour qu’il soit classé en tant que site au titre des Monuments historiques. Dans l’entre-deux guerres, les premiers vrais travaux de mise en valeur sont entrepris : on procède à l’entretien de l’existant, notamment des murs de soutènement ou de la grande pièce d’eau, de nouvelles plantations sont effectuées, tout comme une matérialisation au sol de l’emplacement du pavillon royal et des dispositions de son rez-de-chaussée, encore visible de nos jours. Résidence présidentielle sous la République, le domaine est géré depuis 2009 par l’établissement public du château de Versailles.

La levée des inconnues documentaires

La relève[5], qui vise à rétablir l’état originel et l’ « état civil » de l’ouvrage, est ici largement facilitée par la richesse de la documentation disponible. Celle-ci se compose de données autopsiques fragmentaires (le fait que l’ouvrage dans son ensemble n’existe plus, n’exclut pas la subsistance de certains vestiges), mais surtout de données testimoniales.

Données autopsiques répertoriées

Si, principalement en raison des destructions postrévolutionnaires, les données autopsiques sont peu nombreuses, elles ne sont pour autant pas négligeables. Elles peuvent être issues de l’investigation sur le site même, notamment par le biais de la fouille, mais également être des « données exilées » qui, au grès des aléas historiques, ont pu faire l’objet de déplacements, de ventes, etc.

  • Données « in situ »

Malgré la démolition presque totale des bâtiments ainsi que des structures hypèthres, il subsiste certains vestiges in situ qui fournissent des données exploitables.

Tout d’abord, une simple visite du site permet l’observation de « données apparentes » qui, si elles sont fragmentaires, fournissent des informations sur les dispositions et les proportions de l’ensemble formé par le petit parc dans lequel s’inscrivaient les pavillons, les bâtiments annexes, les jardins et les communs. Ces vestiges à l’air libre comptent notamment des murs de soutènement et de clôture, quelques éléments des communs ou encore l’abreuvoir à l’extrémité de la perspective principale (qui a été récemment restauré). D’autre part, le site garde l’empreinte des structures le constituant : tracé de l’allée royal, aménagements du terrain encore très visibles, par exemple là où se trouvaient la rivière (grande cascade réalisée à l’arrière du pavillon royal) et les grandes nappes (pièce d’eau située à l’autre extrémité des jardins, au-dessus de l’abreuvoir) ou dans certains bosquets. Enfin, les contours des douze pavillons des invités sont toujours plus ou moins lisibles, en raison d’un léger affaissement du terrain à leurs emplacements.

Des données issues de la fouille sont également disponibles. Le recours à cette pratique, généralement définitoire de l’archéologie bien qu’elle ne soit de fait qu’une modalité d’accès aux vestiges quand ceux-ci sont enfouis, s’est avéré pertinent à Marly en raison de l’histoire de cet ensemble, marquée par la destruction quasi-totale des structures le constituant. Les campagnes menées à partir du milieu des années 80, sous la direction de Bruno Bentz[6], ont permis de mettre à jour des éléments de revêtements et de décors des pavillons et des pièces d’eau des jardins, des objets mobiliers domestiques, ainsi que les fondations de plusieurs constructions.

  • Données « exilées »

Dès le règne de Louis XIV, au gré des réaménagements et modifications du décor tant intérieur qu’extérieur, des objets mobiliers (tels que des meubles, des tableaux ou des sculptures mais aussi les petits objets de la vie quotidienne) sont remplacés, déplacés ou stockés dans le garde-meuble royal, voire vendus pour les moins précieux. Il en va de même au cours des règnes de Louis XV et Louis XVI. Ainsi, sans même attendre la grande dispersion consécutive à la Révolution, l’équipement mobilier est régulièrement renouvelé, comme en témoigne entre autres l’Inventaire général des meubles de la couronne et des maisons royales[7].

On retrouve aujourd’hui certains objets dans des collections publiques, mais aussi dans des collections privées. Le musée-promenade de Marly-le-Roi-Louveciennes[8] enrichit régulièrement sa collection constituée d’achats, de dépôts d’œuvres ainsi que de vestiges exhumés lors des fouilles. Elle se compose de meubles, de tableaux, d’éléments de décor, de sculptures ou encore de vaisselle.

Désormais, une des cours du Louvre, abrite, sous une verrière leur offrant un éclairage naturel, de nombreuses pièces de statuaire exécutées pour le parc de Marly. La plupart date du règne de Louis XIV, mais s’y trouvent aussi les originaux des célèbres chevaux de Marly, réalisés par Guillaume Coustou pour Louis XV (ce sont des copies qui surplombent actuellement l’abreuvoir de Marly). Ils y côtoient Mercure et La Renommée à cheval sur Pégase d’Antoine Coysevox, qu’ils avaient remplacés en 1745. Les globes de Coronelli, pour lesquels furent un temps spécialement aménagés deux des pavillons des invités, sont à présent exposés à la BNF François-Mitterrand.

Données testimoniales disponibles

Les données testimoniales concernant Marly sont, quant à elles, à la fois abondantes et variées.

  • Sources anciennes

Concernant les sources écrites et iconographiques, un grand nombre de documents anciens sont consultables : plans, élévations, mémoires relatifs aux travaux et aménagements, correspondances, inventaires, recueils d’illustrations (dessins, gravures, aquarelles…), etc. Ils sont principalement conservés aux Archives nationales, à la BNF, aux Archives départementales des Yvelines et au centre de documentation du musée-promenade de Marly-le-Roi-Louveciennes ainsi qu’à Versailles et Stockholm.

Notons qu’il est relativement rare de disposer, pour un monument ancien, d’une documentation testimoniale d’époque aussi riche : on peut citer, entre autres, les nombreux plans disponibles correspondant à des états réalisés ou projetés, les vues des façades et coupes de plusieurs bâtiments, l’ensemble des aquarelles représentant les jardins, les documents relatifs aux travaux réalisés (correspondances, devis, mémoires, comptes de travaux, etc.) et ceux récapitulant les directives données par le roi à Jules Hardouin-Mansart concernant Marly[9], ou les inventaires de mobilier qui fournissent des informations précieuses et précises ne se limitant pas aux beaux-arts. On en a un bel exemple avec l’Etat général des meubles à vendre au château de Marly[10] : quelques mois à peine après le décès de Louis XIV, en septembre 1715, le château est vidé de son mobilier. Si les plus belles pièces partent au garde-meuble, un inventaire est établi, bâtiment par bâtiment et pièce par pièce, des meubles, linges et petits objets mobiliers encore en place à cette date, afin de les estimer et de les vendre par lots.

La singularité du lieu et l’attachement que lui portait Louis XIV ne sont pas étrangers à cette diversité, mais cela tient aussi à l’heureuse destinée de toute une série de documents, en particulier administratifs, le concernant et qui, s’ils ont tout aussi bien existé pour d’autres monuments, ne nous sont pas forcément parvenus.

Les témoignages des contemporains (correspondances, Mémoires), parmi lesquels on peut citer Saint-Simon, Torcy ou Dangeau, apportent également de précieux détails. Il est particulièrement intéressant d’étudier la perception qu’un observateur direct peut avoir de l’univers technique dans lequel il évolue et ce qu’il en décrit. S’agissant d’archéologie du disparu, ces descriptions, qui ne sont pas des inventaires, ont l’intérêt de restituer les éléments techniques dans leur contexte spatial et social, et d’en préciser bien souvent les modalités de fréquentation (pour les lieux), de positionnement (pour le mobilier), d’utilisation et de manipulation. Ces textes étant parfois rédigés bien après les faits évoqués, la précision des détails fournis doit cependant être vérifiée par recoupement avec d’autres sources d’information. D’autre part, la sélectivité dans les descriptions, destinées en général à servir un autre type de propos, doit être prise en compte. Au demeurant, l’analyse de cette sélectivité a aussi son intérêt puisqu’elle peut suggérer une perception des « arts », avec un petit « a », autre que celle à laquelle nous sommes habitués. Par exemple, Saint-Simon parle bien d’avantage, dans son œuvre, des fauteuils, tabourets et carreaux que des peintures de maîtres et autres décors prestigieux car, en matière d’organisation sociale, ils ont à ses yeux beaucoup plus d’importance.

Tout n’est cependant pas documenté. En l’absence de données autopsiques ou de données testimoniales connues, il est alors également possible de recourir à des comparaisons avec les autres demeures royales occupées simultanément (Versailles, Saint-Germain, le Louvre, Trianon, Clagny et Fontainebleau principalement) et aux connaissances existantes concernant l’équipement technique de cette période en France. Ceci rend possible la restitution d’un certain nombre de dispositifs disparus. De telles comparaisons peuvent par ailleurs permettre de mieux cerner les spécificités de Marly, mais aussi de comprendre en quoi ces différentes résidences pouvaient être complémentaires en termes de logement royal.

  • Etudes et sources récentes

Une telle importance du bâtiment et de ses sources explique les nombreuses études le concernant. Les travaux et publications sur le sujet sont de nature variée : monographies[11], rapports de fouilles, travaux universitaires, articles dans des ouvrages plus généraux ou dans des revues, notamment la revue Marly, art et patrimoine, née en 2007[12].

L’œuvre de l’architecte Jules Hardouin-Mansart a été remise à l’honneur en 2008, à l’occasion du tricentenaire de sa mort : les ouvrages publiés sur le sujet et l’exposition qui lui a été consacrée au musée Carnavalet évoquaient naturellement Marly.

Il existe une très belle maquette du château Marly[13] et, tout récemment, on a pu découvrir des reconstitutions 3D réalisées en images de synthèse[14].

On doit enfin saluer le travail des deux associations qui se consacrent tout particulièrement à l’étude et à la valorisation du domaine : la société historique, archéologique et artistique Le Vieux Marly et les Amis du musée-promenade de Marly-le-Roi-Louveciennes.

Comment traiter du logement à Marly ?

Le domaine royal de Marly est donc particulièrement bien documenté, ce qui présente deux avantages évidents : la possibilité d’accéder à des données assez riches pour permettre une connaissance précise et détaillée du logement en cause, tant en ce qui concerne le meuble que l’immeuble, mais aussi le fait que, n’étant que peu tributaire du préalable que représente la levée des inconnues documentaires, la recherche peut directement se concentrer sur l’analyse[15] des mécanismes constitutifs de ce logement.

L’étude en cours se propose d’apporter un éclairage sur Marly différent de celui d’une approche proprement historique, qui s’orienterait principalement sur la place de cette résidence royale dans l’histoire de France et sur l’organisation sociale de la vie de cour sous l’Ancien Régime, ou d’une étude d’histoire de l’art, qui s’intéresserait essentiellement et séparément à l’aspect stylistique des bâtiments, des décors, du mobilier et des jardins.

Un logement pour quoi faire ?

  • Types de dispositifs en présence

Puisqu’archéologique, cette étude part de l’objet et non du contexte historique afin de repérer et d’analyser les dispositifs techniques en présence au regard des fonctions et des fins attendues du logement.

D’ores et déjà, on peut définir à grands traits une série de thèmes qui seront à étudier et à développer concernant les finalités attendues du logement et les dispositifs afférents observables à Marly. Sont concernés les dispositifs liés à la circulation, à la clôture, à la restriction et à la régulation de l’accès au domaine lui-même et dans les différents espaces le constituant, tout comme les modalités de couchage, l’équipement de la restauration, les dispositifs liés à l’hygiène, à l’éclairage, au chauffage, à l’aération, à la ventilation ou encore à la protection contre l’humidité et les intempéries. On rencontre également des équipements liés au travail intellectuel et à la lecture, mais aussi aux activités festives, ludiques, sportives et au spectacle. D’une manière plus générale, il est d’autre part particulièrement intéressant d’étudier l’équipement de la rencontre et de l’intimité. Enfin, il ne faut pas omettre ce qui concerne l’équipement de la resserre, c’est-à-dire de la conservation des biens.

Il convient par ailleurs de souligner qu’il s’agit de dispositifs non seulement complexes mais aussi en perpétuelle évolution, ce qui doit être pris en compte afin d’en analyser les conséquences. La réalité du logement est en effet dans cette constante réciprocité de l’adaptation de l’équipement technique aux manières de vivre et des manières de vivre à l’évolution de l’équipement technique.

  • Originalités de l’ensemble

L’une des grandes originalités de Marly, dans son premier état, est une forte standardisation des équipements (bâtis ou meubles) mais, au fil des ans et des transformations, la tendance à la personnalisation du logement va s’accentuer nettement, préfigurant un mouvement qui se généralisera au XVIIIe siècle.

Autre trait marquant, la polyvalence de l’immeuble et du meuble y est fréquente, en particulier dans le pavillon royal où elle permet de pallier le manque d’espace ; il en va de même de l’alternance du couvert et de l’hypèthre qui est ici particulièrement marquée, notamment avec la « fragmentation » du château au sein du jardin, mais aussi en raison de l’importance dévolue aux activités extérieures.

On notera également le caractère éphémère du lieu, qui semble inscrit dans certains partis-pris comme le choix de façades enduites et décorées de trompe-l’œil sous un climat qui s’y prête peu, dans les remaniements fréquents des jardins, voire dans l’aspect de l’ensemble, qui n’est pas sans évoquer un décor de théâtre ou de fête. Illusion « esthétique » ou réalité technique, cela reste à déterminer.

D’évidence, la singularité de l’ensemble est frappante au premier regard, mais il convient d’évaluer dans quelle mesure l’originalité du parti-pris architectural et les conditions du logement à Marly correspondent simplement à des solutions techniques différentes pour un usage traditionnel et, a contrario, en quelles occasions elles relèvent vraiment d’une caractéristique du lieu et d’une spécificité dans la façon d’en loger les occupants.

Constitution de la personne sociale à travers le logement

L’étude en cours ne prétend cependant pas constituer une somme exhaustive sur les conditions du logement au domaine de Marly[16]. En s’appuyant sur une approche archéologique des données disponibles et en en tirant des exemples concrets, elle se pose plus précisément comme objectif d’analyser la constitution de la personne sociale à travers les conditions du logement observé. En cela, il s’agit d’une contribution à l’étude des industries de l’être[17] par le biais d’un cas précis permettant d’illustrer en quoi l’équipement technique, loin d’être un simple miroir de la société qui le produit, la constitue et l’influence. L’enjeu est d’observer, à travers ce cas, les conséquences des modalités du logement sur la personne sociale, ce qu’il produit comme identité des logés et comme manière d’être : en quoi il les assimile ou les différencie, les isole ou les réunit, quels liens (ou séparations) il établit entre eux et dans quels rôles il les institue.

Il sera également intéressant d’évaluer, d’une part, dans quelle mesure l’ordre social institué par la réalité technique du logement peut se démarquer de celui fondé par la conscience qu’en ont les utilisateurs eux-mêmes ou par la réglementation régissant leur vie et, d’autre part, comment, en revanche, il peut le conforter.

Pour conclure : ce qu’illustre le cas de Marly en matière d’archéologie du disparu

Si une étude des conditions du logement à Marly s’inscrit d’évidence dans le cadre de l’archéologie du disparu, on constate cependant que les procédures – de la recherche documentaire, quelle que soit la nature des données collectées, à l’analyse proprement dite des mécanismes techniques et sociaux en cause – sont celles inhérentes à toute étude archéologique et qu’il n’en est pas de spécifiquement liées au disparu.

Prenons l’exemple de Versailles : on ne saurait, sous prétexte que le château a été physiquement conservé et que les données autopsiques sont très nombreuses (bien que pour certaines également exilées), mener une étude archéologique le concernant en se privant du recours aux données testimoniales, et ce d’autant que l’intégrité apparente d’un édifice n’est pratiquement jamais le reflet fidèle de son intégrité technique, immeuble et meuble, en un temps révolu donné. En effet, le Versailles de Louis XV n’est pour une part manifestement plus celui de Louis XIV, tout comme celui de 1715 n’est déjà plus lui-même celui de 1681, et ainsi de suite. On le constate assez à l’échelle de nos propres logements qui, en l’espace d’une ou de quelques décennies, évoluent de manière considérable.

A partir du moment où l’on porte son attention sur un cas concret, même le plus actuel, il apparait que la frontière entre « archéologie de l’existant » et « archéologie du disparu » est bien souvent très ténue et relève, là encore, des conditions de l’observation et non de la réalité de l’objet de science.


[1] L’archéologie est ici comprise dans l’acception du terme incluant uniquement, mais dans sa totalité, la production technique fruit d’une activité humaine, en référence au modèle général d’analyse développé par Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut et qui découle des travaux menés par Jean Gagnepain à l’université de Haute Bretagne dans le cadre de l’élaboration de la Théorie de la Médiation. Cf. : Ph. Bruneau, P.-Y. Balut, Artistique et archéologie (1997). Désormais abrégé AA.

[2] P.-Y. Balut, « Générale ! Ou d’une archéologie de l’ancien au contemporain », RAMAGE 12 (1994-1995), p. 3-15.

[3] Doctorat intitulé : « Etude des conditions du logement dans une résidence royale sous l’Ancien Régime : le domaine de Marly », sous la direction de P.-Y. Balut, maître de conférences habilité à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV).

[4] Princesse Palatine, Lettres, préface de P.Gascar, édition d’O. Amiel (1985) p. 319, lettre à la duchesse de Hanovre du 6 juillet 1702.

[5] Sur la relève, Ph. Bruneau et P.-Y. Balut, AA, p. 228-230 (propositions 228 à 230).

[6] Voir, B. Bentz, « Marly, site archéologique moderne : les recherches en 1990 », RAMAGE 9 (1991), p. 141-151.

[7] Archives nationales, O1 3277 à 3671.

[8] http://www.musee-promenade.fr

[9] Archives nationales, sous série 01.

[10] Archives nationales, E 1983

[11] La monographie la plus récente et la mieux documentée est celle de V. Maroteaux, Marly, l’autre palais du Soleil (2002).

[12] Revue éditée par l’Association des Amis du Musée-Promenade de Marly le Roi-Louveciennes

[13] Réalisée en 2005 par Rémi Munier, elle est conservée au musée-promenade de Marly le Roi-Louveciennes.

[14] Celles publiées dans Historia, hors-série de mai-juin 2011, consacré au siècle du Roi-Soleil, ainsi que celles consultables sur le site http://chateaumarly.wifeo.com/.

[15] Sur la révèle, Ph. Bruneau et P.-Y. Balut, AA, p. 230-234 (propositions 231 à 233).

[16] D’un point de vue chronologique, elle se limitera vraisemblablement à l’occupation du domaine par Louis XIV.

[17] Sur les industries de l’être ou industries schématiques, Ph. Bruneau et P.-Y. Balut, AA, p. 132-137 (propositions 122 à 128).

No comments yet

Leave a Reply

Note: XHTML is allowed. Your email address will never be published.

Subscribe to this comment feed via RSS