Skip to content

Le tatouage

Une analyse médiationniste

Marie-Laure Portal

[article en PDF]

Le tatouage, à travers son histoire et ses styles, est un thème de recherche toujours actuel. Son origine reste incertaine et continue de soulever la curiosité : la momie d’Ötzi demeure l’un des plus anciens cas connus (5 300 av. J.-C.), mais les hasards de la conservation et des découvertes font toujours espérer que la date du « premier » tatouage pourrait être plus ancienne. L’universalité du phénomène est beaucoup commentée, rares étant les peuples qui n’ont pas eu recours à lui de façon plus ou moins développée. Sa vogue ou son déclin historique, en Occident et dans les territoires sous emprise occidentale, sont soulignés pour des raisons essentiellement religieuses, tandis que les dernières décennies voient croître ‒ avec un succès qui ne se dément pas ‒ la pratique du tatouage, comme expérience initiatique pour une appropriation corporelle, comme illustration d’une histoire individuelle, comme transcription d’opinions personnelles, comme simple ornement.

Outre l’inutilité de poursuivre la voie de ce qui se fait déjà ailleurs, il faut surtout considérer que cet historique n’explique pas les ressorts du tatouage ; il n’en fait que le récit chronologiquement et géographiquement ordonnancé. Le tatouage consiste en un outillage plus ou moins complexe (peigne et maillet, machine à tatouer, etc.), dont chaque élément a été produit en fonction de caractéristiques précises utiles à la finalité du tatouage, que le tatoueur manipule d’une certaine façon et selon un ordre de manœuvre afin que l’encre imprègne la peau et trace une représentation sur celle-ci. De ce fait, le matériau tinctorial, l’outillage et sa manipulation relèvent du secteur de la technique, en sorte que le tatouage ne peut s’analyser qu’en tant que pratique outillée ressortissant à l’artistique[1]. Il faut noter que, même en l’absence d’un outillage spécifiquement conçu pour le tatouage, celui-ci, comme manipulation, demeure de la technique puisque la motricité du praticien se trouve techniquement analysée en geste. C’est cette optique analytique du procédé technique en jeu qui guidera notre développement, et en créera l’homogénéité. Cette attention centrée sur les mécanismes techniques conduit à recourir à des exemples historiquement hétérogènes pour rendre manifestes les différents aspects du phénomène : car l’enjeu est ailleurs, dans la déconstruction des processus[2], et les exemples serviront donc à illustrer ces facettes éclatées du tatouage.

Le fabriquant d’une pratique outillée

Le tatouage en tant que manipulation se fonde donc au plan de la raison technique et les autres mécanismes rationnels (discours sur le tatouage, histoire, style, valorisation du tatouage) se trouvent en l’occurrence accessoires dans la question : sans tranchant ou pointe, sans encre et sans savoir-faire de manipulation, point d’histoire du tatouage, point de diversité stylistique, point de commentaires explicatifs. L’analyse ergologique du tatouage consiste à distinguer, d’abord, dans la peau, dans l’outillage du tracé, dans le colorant et dans les gestes mis en œuvre, ce qui constitue les fabriquants[3], c’est-à-dire les traits de la matière retenus comme techniquement utiles à cette production. Ces fabriquants sont doublement constitués taxinomiquement par les matériaux et générativement par les engins. Nous en verrons ensuite les fabriqués.

Les matériaux du tatouage

La peau comme matière vivante forme « du matériau » selon plusieurs de ses qualités. Elle est plus ou moins claire ou foncée, donc plus (si elle est claire) ou moins (si elle est foncée) adaptée au contraste coloré. Elle est une matière souple, pouvant être tendue entre les doigts pour permettre l’incision ou la perforation. Elle est colorable, en absorbant la teinte et en la retenant (ponctuellement ou durablement). Elle possède une capacité de cicatrisation qui permet de finaliser le tatouage : son tracé et ses couleurs ne sont définitifs qu’une fois la peau entièrement cicatrisée. De ce point de vue, la désinfection de l’outillage et de la peau sont ergologiquement utiles, puisque, l’infection rendrait incomplète la fabrication : la purulence créerait un tracé boursouflé ; la teinte risquerait de mal prendre, etc.

Certaines qualités de l’outillage (aiguille, pointe…) relèvent également du matériau : ainsi, son caractère lisse car, avec cette caractéristique, il tranche ou incise de façon nette, sans laisser d’écharde dans la chair ou sans la déchirer irrégulièrement. De même, la dimension de l’intrusion dans la chair (largeur de l’incision, diamètre de la perforation) et la précision de l’aiguille font partie des traits utiles du matériau.

La teinte forme aussi du matériau en tant qu’elle prend souvent la forme d’une dilution (pigment qui peut être délayé dans un liquide), en tant qu’elle est une couleur contrastant avec la peau et avec les autres teintes éventuelles, enfin, en tant qu’elle est durable ou non : le henné sert ainsi de colorant provisoire. Dans les descriptions du tatouage, l’encrage est présenté comme antérieur, simultané ou postérieur à l’incision ou à la perforation : lorsqu’on marque la peau à l’avance, il s’agit surtout d’une esquisse du dessin pour assurer son tracé avant le tatouage définitif : par exemple, le « flash » est un outillage qui reproduit un dessin sur la peau à l’aide d’un papier carbone. L’encrage simultané au dessin produit du tracé et du contraste dans la même opération.

À propos de l’encrage, le concept de polytropie[4] est ici intéressant à exploiter en tant qu’il compare, sur un point de l’analyse (et seulement celui considéré), des ingrédients différents utilisés dans des contextes très variés pour former, globalement, « du matériau colorant du tatouage ». Ainsi, historiquement, pour produire de la couleur, et en fonction de ce qui était disponible hic et nunc, les tatoueurs ont diversifié les produits exploités. Les cas les plus curieux étant ceux d’un contexte de restriction comme le milieu carcéral : dans celui-ci, outre l’encre, les détenus recouraient au mâchefer, aux morceaux de houille ou de charbon de bois, à la suie ou au noir de fumée, à des éclats de briques ou de tuiles broyées, à l’ardoise pilée, et même parfois au chocolat en poudre[5]. Une autre recette consiste à utiliser la teinture résultant du délayage, dans du saké ou du thé, d’un mélange de limaille de fer et de noix de galle en poudre, qui était appliquée au pinceau, en plusieurs fois, jusqu’à l’obtention de la teinte désirée. Pour toutes ces matières distinctes, c’est leur réduction en une poudre délayable et leur qualité de teinte qui en fait des matériaux identiques. Inversement, la synergie[6] permet de rapprocher des secteurs de production que l’organisation professionnelle en confection[7] sépare : par exemple l’ergotropie[8] de certains pigments est identique, que ceux-ci servent ensuite à peindre, teindre ou tatouer ; on voit, par-là, que les cloisonnements sectoriels des professions ne sont pas ici pertinents au plan technique.

Enfin, l’analyse comprend bien sûr le geste qui permet la manipulation de l’outillage et qui demeure entièrement de la technique. Ainsi, la « juste » force, c’est-à-dire celle qui est techniquement utile à la fabrication, appliquée à une lame pour faire une incision qui soit assez profonde pour absorber l’encre (à la jonction de l’épiderme et du derme, au niveau des papilles dermiques), mais pas trop pour ne pas devenir une blessure ‒ qui compromettrait le tatouage en créant une scarification (c’est-à-dire une incision dont la cicatrisation laisserait une marque en relief sur la peau) ‒ fait partie du matériau du tatouage. Chez les Polynésiens, qui frappent un peigne de tatouage à petits coups à l’aide d’un maillet sur la peau, la force appliquée doit être constante pour que le dessin soit homogène. En Birmanie, après avoir tendu la peau, on laisse tomber d’une certaine hauteur une aiguille préalablement trempée dans du colorant : le choix de la hauteur et l’angle de la pénétration sont ici des traits taxinomiques utiles. Dans la marge acceptable que possède le tatoueur pour enfoncer sa pointe ou sa lame, la profondeur déterminée de l’incision permet de faire varier la teinte : une perforation plus profonde absorbe davantage d’encre, ce qui rend la teinte plus foncée. Avec le dermographe électrique, la profondeur d’insertion est directement programmée, tandis que d’autres ustensiles recourent à une masse en résine à la base de l’aiguille pour bloquer la pénétration au-delà d’une certaine profondeur[9]. L’angle de la pénétration de la pointe modifie aussi l’effet de la teinte : ainsi, le tatouage japonais peut notamment s’exécuter au moyen d’aiguilles qui perforent la peau, soit perpendiculairement, soit obliquement (selon un angle à maintenir constamment).

Lorsqu’un tatoué désire se faire retirer son tatouage, on parle alors de la pratique du détatouage. Les méthodes pour le détatouage s’analysent aussi selon les fabriquants qu’elles constituent. Elles entrent en synergie, c’est-à-dire qu’elles alternent les unes avec les autres pour cette même finalité, même si elles ne sont pas comparables selon d’autres points de vue (dangerosité des produits, coût…). Les produits décolorants forment ainsi un même matériau : du lait de femme introduit sous la peau en repiquant le dessin avant un lavage avec le même lait[10] ; des acides qui attaquent la peau ; du vinaigre ou du sel injectés en piquant avec une aiguille les contours et les pleins du tatouage ; de l’eau de Javel ou du suc de figues vertes en repiquage sur le tatouage[11] ; une solution concentrée de tanin repiquée avant de frotter les piqûres avec un crayon de nitrate d’argent afin de provoquer un escarre pour décolorer le tatouage ; une formule complexe à base de têtes d’ail, de vin, de soufre, de bronze, de cire, d’huile et de cantharides décrite par un médecin de l’empereur Claude[12]. Ces ingrédients constituent « synergiquement » du matériau pour le détatouage, c’est-à-dire qu’il s’agit de solutions alternatives avec plusieurs produits pour cette finalité, les effets et usages de ces produits étant différents par ailleurs car la synergie (comme la polytropie) portent généralement sur un aspect du système.

Les engins du tatouage

Dans les éléments que nous avons détaillés ci-dessus, nous avons voulu mettre l’accent sur des caractéristiques utiles, comme qualités fabriquantes, des matières ou des gestes du tatouage. Ces matériaux entrent en association avec d’autres éléments. La peau constitue « de l’engin », d’abord en tant qu’elle définit une surface, des bosses, un plan, des lignes, des limites… qui seront associés à un outillage, comme le ferait la feuille de dessin avec le crayon, le mur avec une bombe de peinture ou le tableau noir avec une craie. Ensuite, la texture de la peau rend possible le tracé puisqu’elle peut être incisée, pour dessiner un trait continu, ou perforée, pour former une suite de points constituant le dessin.

En association avec la peau, l’outillage du tatouage (dermographe, poinçon, etc.) forme l’engin qui tranche ou perfore afin de tracer le tatouage, et il met à vif la chair pour qu’elle absorbe la teinte. Le concept de synergie est ici intéressant à exploiter en tant qu’il compare, sur un point de l’analyse, du matériel différent : ainsi, l’incision ou la perforation peuvent être réalisées avec des pointes d’alène, des esquilles d’os, de silex, des arêtes de poisson, des aiguilles végétales, des dents d’animaux, des poinçons, des éclats de bois, du fil de fer, des clous, des lames de rasoir, des morceaux de verre, des pointes de couteaux, des plumes, des épines de figues de barbarie, des aiguilles à coudre ou des dermographes électriques. Les Polynésiens recourent à un peigne fait d’os, d’écailles ou de dents animales. Les déportés de la seconde guerre mondiale témoignent de différentes manières de tatouer : un feutre à encre de Chine taillé en biseau pour piquer, un système de plaques où les chiffres étaient faits d’aiguilles, de l’encre appliquée au pinceau, une sorte de gros stylo d’une dizaine de centimètres doté d’une épingle remplaçant la plume, une machine avec un bras de levier[13]… Pour perforer ou inciser, tous ces ustensiles pourront être synergiques, mais pas pour l’aisance de la prise et donc de l’exécution, ou pour l’homogénéité du tranchant ou de la perforation ; et ils pourront ne pas être non plus équivalents du point de vue de la confection par rapport à l’économie du geste ou à la rapidité d’exécution.

Par ailleurs, le tracé, défini comme geste dirigé, fait partie de l’engin de la production ici concernée. Ainsi, le tatouage au fil chez les Esquimaux et les Indiens du Nord de la Colombie britannique consiste à passer, dans le chas d’une aiguille, un fil enduit de noir de fumée ; l’aiguille chemine dans la peau et, en ressortant, elle entraîne le fil qui se décharge ainsi de son colorant, lequel apparaît par transparence en bleu foncé[14]. Dans la technique de tatouage japonais, la disposition plus ou moins concentrée des points du motif produit des nuances d’ombres[15]

Comme pour le tatouage, la précision du geste pour le détatouage permet la réussite de l’opération, ainsi de la dermabrasion (usure lente de la peau avec de la pierre ponce, une toile émeri, etc.), de l’excision du morceau de peau tatouée suivie aussitôt d’une greffe avec du tissu pris ailleurs sur la peau, de la destruction de la peau (par brûlure avec de l’azote liquide ou au laser), ou du recouvrement de l’ancien motif par un motif plus large (sorte de palimpseste)[16].

Pour terminer cette partie sur l’ergologie, soulignons tout l’intérêt d’un « éclatement » de l’observation grâce à l’analyse : par cette approche, nous n’avons pas décrit « à toute fin utile » tout le nécessaire du tatoueur par exemple, comme nous n’avons pas établi une liste de toutes les caractéristiques de la peau, et pour cause puisque nous nous sommes intéressés à ce qui, dans la peau ou dans l’outillage, constituait « du fabriquant » du tatouage. Cela permet de situer par exemple les « inventions » telles que la machine à tatouer, brevetée en 1891, par Tom Riley, un tatoueur britannique : il a transformé les piquages pouvant durer des heures en des interventions plus brèves grâce à un dispositif mécanique multipliant les injections d’encre dans la peau[17]. Ce n’est pas ici une question purement d’ergologie , mais une conjonction d’autres fins que celle du tatouage : c’est une affaire aussi d’ergotropie, puisque la machine à tatouer produit du geste et dispose les éléments utiles au tatouage en lieu et place du tatoueur, et elle permet également une économie du geste du tatoueur, une rapidité d’intervention et une diminution de la douleur . De même, les réservoirs à pigments raccordés aux aiguilles diminuent les gestes du tatoueur dans une même démarche économique.

Nous venons de détailler les éléments d’une analyse ergologique générale du tatouage. Cette mise en œuvre technique vise plusieurs finalités industrielles[18]. Ces fabriqués vont successivement nous occuper ci-après.

Le fabriqué de l’illustration sur la peau (esthématopée, image, écriture)

Outre l’historique du tatouage, une autre manière constante d’appréhender le phénomène est l’établissement de typologies plus ou moins raffinées de ces représentations tatouées. Par exemple, pour les styles de tatouage, en 1881, le médecin A. Lacassagne[19] distinguait les emblèmes patriotiques et religieux, professionnels, militaires, les inscriptions, les tatouages métaphoriques, amoureux et érotiques, fantaisistes/historiques ; plus récemment, en 1997, le livre de F. Frigerio et M. Pironti, Tatouages. Sujets, styles, modèles, divisait les styles de tatouage en motifs tribaux, japonais, « classiques » (catégorie réunissant d’après cet auteur tous les sujets typiques de la période allant du début du siècle jusqu’aux années 1970 environ : motifs maritimes, religieux, militaires et japonais exécutés dans le style américain, animaux), « motifs en noir et blanc », « en couleurs », « portraits », motifs « celtiques », motifs « biomécaniques ». Les éléments de ces typologies se recoupent, comme c’est attendu, car les classements sont purement logiques, c’est-à-dire qu’ils correspondent à des catégories de mots pour désigner un tatouage dans son ensemble ou une de ses parties caractéristiques : dans ce cas, le mot crée le type ! Finalement, le seul « classement » efficace consiste à considérer globalement le tatouage comme une représentation, autrement dit, en nos termes, il remplit une fonction déictique, dans laquelle on peut distinguer ce qui relève de tel ou tel type de représentation, c’est-à-dire ce qui ressortit de l’effet (ou esthématopée[20]) , de l’image ou de l’écriture.

Précisons tout d’abord que ces représentations sont d’ordre pratique empirique[21] en tant qu’elles figurent une teinte ou une forme données, éventuellement issues d’un modèle comme il s’en trouve dans des catalogues. Et elles ressortissent d’une pratique magique lorsqu’elles entrent par exemple dans un projet de guérison ou de propitiation. Ces visées pratiques ne sont pas antinomiques d’un ordre esthétique[22] lorsque les tatouages utilisent les axes du corps pour créer une symétrie, se servent des formes et volumes ‒ comme lorsque le tatoueur perfore avec régularité la peau. C’est-là une esthétique de la disposition analogue à « l’allure »[23] dans le secteur vestimentaire.

Pour détailler les types de représentation, commençons par les modes de production d’effets, c’est-à-dire l’esthématopée du tatouage, production de sensation naturelle, en l’occurrence visuelle, qui se retrouve dans la palette des teintes proposées et dans le catalogue des formes non imagières. Cette esthématopée du dessin de formes et du coloriage peut s’associer à celle des scarifications ou du marquage à chaud par exemple, qui créent un effet de relief. Les effets de dessin du tatouage se voient davantage sur les peaux claires tandis que les tatouages ressortent peu sur les peaux foncées, contrairement aux scarifications qui tracent le dessin par le relief de la cicatrice, associée ou non à l’encrage que crée le tatouage. Quant à l’image, elle recouvre un petit morceau du corps, visible ou caché, et jusqu’à la totalité du corps : il peut s’agit alors d’une multitude de tatouages distincts ou d’une seule image pour tout le corps comme dans le cas de « l’homme léopard » dont toute la surface cutanée est recouverte d’ocelles. L’image tatouée peut reproduire une partie du corps comme le tatouage reconstructeur du mamelon suite à l’ablation du sein.

Similairement aux toiles de Jouy ou à l’architecture, image et écrit tatoués sont souvent à fin d’esthématopée : sur les individus entièrement tatoués, toutes les images deviennent, de fait, indiscernables. Elles font, globalement, « de l’effet ». L’écrit tatoué n’est pas non plus nécessairement destiné à être communiqué comme un message ou une revendication, mais peut être choisi pour le bel effet de la police des lettres, même si on ne sait pas lire par exemple un pictogramme chinois. Il peut s’agit d’une simple lettre ou d’une sentence complète.

Image et écrit peuvent également être disposés en fonction d’indicateur[24]. Ainsi, au XVIIIe s., les sages-femmes des hôpitaux tatouaient les nouveau-nés pour permettre plus tard aux mères repentantes qui les abandonnaient de les reconnaître et de les reprendre. Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, fait mention de ce tatouage d’identification. Bartholo et Marceline découvrent que Figaro est leur fils par une spatule tatouée sur son bras.

Plus contemporain, pour faciliter l’intervention des services de Santé, les SS portaient l’indication de leur groupe sanguin près de l’aisselle, sur la face interne du bras gauche car les statistiques montrent que ce bras est moins souvent atteint que le bras droit, toujours à découvert pour maintenir une arme[25]. Les prisonniers des camps allemands portent quant à eux un delta majuscule avant leur numéro matricule lorsqu’il s’agit de juifs ; numéro précédé d’un « Z » pour les tziganes (zeigeuner), d’un « ZW » pour les jumeaux destinés aux expériences (zwillinge), d’un « A » pour les aryens ; selon qu’on relevait de telle ou telle série de numéros, cela signifiait qu’on venait d’un certain pays, dans un convoi donné, à une date déterminée[26]. Il s’agit bien d’écrit, avec ces lettres tatouées, mais elles se trouvent engagées dans une relation symbolique qui les relie à un sens convenu, ce qu’est précisément l’indicateur. L’indice est ici une lettre, donc il appartient au système de l’écrit, mais cette qualité n’est pas engagée ici car n’importe quel tracé (convenu) autre qu’une lettre aurait pu faire l’affaire pour renvoyer au sens.

Les fabriqués du facteur identitaire, du soutien de l’activité et de l’aide à la retenue

L’analyse permet de déconstruire les mécanismes en jeu dans le tatouage et d’en voir l’importance respective : ici la technique fonde ce phénomène dont nous avons détaillé le fabriquant. Les finalités fabriquées en sont déictique, puisque le tatouage constitue une représentation, dynamique, schématique et cybernétique[27].

Une représentation à destination schématique

La constitution identitaire peut être une fonction très importante du tatouage puisque certains peuples considèrent leurs pratiques traitantes comme une forme d’acculturation du corps tandis qu’ils estiment que la peau lisse et nue des Blancs les rapproche de l’animal. Lévi-Strauss écrivait que, pour les Caduevos du Brésil, « il fallait être peint pour être un homme, celui qui restait à l’état de nature ne se distinguait pas de la brute »[28]. De même, les femmes maoris tatouaient leurs lèvres et leurs gencives afin de se différencier du chien, avec ses dents blanches et sa bouche rouge[29] : l’humanité n’accèderait à sa condition plénière qu’au terme d’une intervention à même le corps qui s’oppose à l’état de nature[30]. Dans ces sociétés, l’intervention fait donc accéder l’homme à l’état de culture, comme avec le vêtement…

Certains signes d’appartenance par l’application d’un tatouage conditionnent le mariage ou sont marqués à l’occasion de celui-ci. En Nouvelle-Guinée, par exemple, ceux qui ne se soumettent pas à la règle du tatouage ne peuvent trouver une épouse[31] et, à Samoa, un garçon qui n’avait pas encore été tatoué restait mineur, en sorte qu’il ne pouvait songer au mariage et n’avait pas droit à la parole dans la société des hommes[32]. En Algérie, lors de la nuit du henné précédant le mariage, les dessins sur les mains et pieds de la future mariée font son changement de rôle. Au Japon, les femmes aïnous de l’île de Hokkaïdo ont les lèvres et les mains marquées, les instituant comme la femme de leur mari dont elles ne sauraient dire du mal et ces tatouages leur confèrent la fonction de le servir, lui et ses enfants[33]. Outre le rôle matrimonial, d’autres fonctions, pour être bien tenues, nécessitent la possession d’un tatouage : ainsi, pour les Bororo (Amérindiens d’Amazonie), une bonne cuisinière doit avoir la main tatouée et cet usage magique lui permet de préparer de meilleurs plats[34].

Une représentation à destination dynamique

Pour la finalité dynamique, il s’agit non pas empiriquement de produire de l’activité par le tatouage, mais bien, magiquement, d’en protéger physiquement le possesseur comme le ferait empiriquement un bouclier, un casque, une armure dans le secteur vestimentaire ; un rempart ou une porte blindée dans le secteur architectural ; ou un contrepoison dans le secteur alimentaire. Notons qu’en Asie, certains tatouages sur les cuisses auraient le pouvoir de communiquer une aptitude à la course ou au saut pour faire échapper leurs possesseurs aux poursuivants, tandis que les tatouages sur la poitrine et le dos les protègeraient des balles. Aujourd’hui, des moines bouddhistes organisent chaque année une immense fête du tatouage dans le temple de Wat Bang Phra, à l’ouest de Bangkok ; des milliers d’hommes du monde de la pègre, de la police, de la boxe ou des agences de sécurité s’y pressent car les tatouages sont réputés protéger contre les balles[35].

Une représentation à destination cybernétique

Dans le secteur cybernétique, voici un exemple d’autocontrôle par une pratique magique du tatouage et de modifications dentaires chez les Bambaras du Mali : « […] on juge que les femmes ne sont pas naturellement maîtres de leur langue, elles ne parviennent pas à dominer ce qu’elles disent et ont tendance à répéter sans discernement tout ce qu’elles savent. La lèvre inférieure est supposée être l’ultime point de contrôle avant que les mots ne sortent, et l’on estime que ce sont les dents qui confèrent aux mots leurs sons définitifs. Le tatouage a donc pour but de discipliner les organes de la parole. A la puberté, âge où il n’est plus possible de dire n’importe quoi, l’intérieur de la lèvre inférieure et la surface des gencives sont ponctués de marques bleues, tandis que les dents sont taillées »[36]. La visée du tatouage consiste bien ici à produire la retenue par un procédé magique.

Enfin, un exemple de stratagème nous est fourni par l’usage du tatouage au henné chez les musulmans. Il peut être en effet analysé comme une modalité du contournement de l’interdit religieux du tatouage puisqu’il n’est pas définitif, mais qu’on le fait intervenir ponctuellement en certaines occasions.

Pour conclure sur les diverses industries, rappelons que le tatouage fait partie de ce que nous avons appelé le « traitement du corps », homologue du vêtement, du logement et de l’aliment[37]. Longtemps placés parmi les industries schématiques, voire considérés comme en étant les constituants, ces quatre réalités ne peuvent pourtant se superposer à une catégorie analytique. Elles correspondent en fait à des objets matériels qui intègrent inégalement « de la déictique », « de la dynamique », « de la schématique », et « de la cybernétique » sans pouvoir être réduits à aucune de ces finalités. C’est au chercheur, au cas par cas, d’analyser l’emprise de chaque mécanisme dans son sujet d’étude.

Les interrelations[38]

L’aspect technique et industriel du tatouage rend compte de ses mécanismes fondamentaux. Les interrelations complètent l’ensemble des éléments qui composent cette analyse.

La représentation sur le tatouage

Ainsi, le tatouage constitue un objet de représentation, notamment par les dénominations qu’on lui donne, pour le décrire ou le classer, et par les commentaires qu’on en fait, autant pour vanter le savoir-faire du tatoueur que pour en louer ou en critiquer la représentation, à laquelle est souvent attachée une symbolique particulière. Le commentaire intègre différent niveaux de langue comme l’argot dans lequel il est dénommé le « bouzille » (ou « bousille ») parce qu’il renvoie au fait de travailler vite et mal, ou ses représentations sont appelées les « fleurs de bagne » ou les « fleurs de veuve »[39].

L’étymologie du terme elle-même met en avant le caractère technique du phénomène puisque le mot actuel provient de la transcription en tataowd et tataowing, par l’écrivain de bord du capitaine Cook, du mot polynésien tatu ‒ qui signifie « frapper » ‒ ; Cook en anglicisa davantage la forme en écrivant tattow dans son journal de bord. Pour d’autres, tattoo serait une combinaison de la racine ta, littéralement « dessin inscrit dans la peau » et du mot atoua qui signifie « esprit »[40]. Le terme apparaît seulement au XVIIIe s. alors que la pratique elle-même est attestée très anciennement[41], mais l’on est prévenu qu’on ne saurait dater un phénomène par l’apparition du terme qui le désigne.

Le tatouage comme signature

Le tatouage peut se voir élevé au rang d’Art et la signature de certains tatoueurs devenir une attribution remarquable. Ainsi, un sociologue, Sanders, passionné par son objet d’étude, le tatouage, confie sa peau à un jeune artiste, car il pense que, pour la communauté des tatoueurs, posséder l’œuvre d’un tel artiste sur soi « […] serait l’équivalent de posséder un Picasso dans une autres sphère artistique »[42]. De même, certains tatoués sont fiers d’énumérer les œuvres qu’ils portent sur la peau : « Le premier, il est de Sacha, de Primitive act, à Strasbourg ; le deuxième, c’est chez Reynald ; le troisième, c’est Vincent, de Colmar ; le mollet, c’est Fred, de Lyon ». Un tatouage de Ed Hardy, de Tin-Tin, de Bruno ou de Lyle Tuttle, une modification corporelle de Lukas Zpira ou de Crass, une scarification de Emma ou de Raelyn Gallina classe l’individu, l’inscrirait d’emblée dans le pinacle de la culture des marques corporelles[43]. La signature apparaît de ce point de vue comme un indice de valorisation artistique : au Japon, la signature du tatouage est celle du maître qui exécute le remplissage final, et cette signature est généralement apposée dans une sorte de cartouche réservé à cet usage, sous le bras ou le long d’une cuisse[44].

Les codes du tatouage

Les codes portant sur le tatouage sont très nombreux, notamment dans le domaine religieux. Dans le Lévitique, on note : « En pleurant sur un mort, vous ne ferez pas d’incision dans votre chair pour un mort, et vous n’imprimerez pas de figures sur vous » (19, 28). Dans le Coran, l’altération de la création de Dieu constitue une faute impardonnable. Un hadith énonce clairement : « Maudites soient celle qui tatoue et celle qui se fait tatouer, […] celles qui épilent le visage et celles qui se font épiler […] »[45]. Les institutions ecclésiales reprennent ces positions, tout comme les grands personnages des Eglises : en 787, le Concile de Calcuth s’insurge contre l’usage traditionnel des tatouages chez les Pictes d’Écosse[46].

L’écart est bien sûr prévisible entre le jugement et la législation : malgré la condamnation formelle de la loi religieuse islamique, le tatouage est très répandu dans les pays musulmans, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, d’où le stratagème de contournement évoqué plus haut avec le tatouage au henné[47]. Les exemples de législation sont très nombreux dans le secteur, ainsi que les punitions afférentes. Ainsi, en 313, Constantin interdit les marques effectuées sur le visage « fait à l’image de Dieu »[48]. La culture catholique a constamment tenu cette position : ainsi, en 1819, les missionnaires interdisaient le tatouage en Polynésie[49]. Au Honduras, le Congrès, pour lutter contre les gangs, a instauré la mise en prison des porteurs de tatouages de gangs, conduisant certains malfrats à se les faire enlever[50]. Ces interdictions valent pour tous les milieux : en France, la gendarmerie et la police nationale, surtout dans la mesure où le tatouage est inscrit sur l’avant-bras (donc visible les manches retroussées), refusent l’incorporation des tatoués[51].

Les styles du tatouage

La dernière interrelation à évoquer est celle du style. Il s’agit d’un phénomène historique qui se marque en technique. Le style diversifie en temps/lieu/environnement les tatouages produits. Ainsi, le style du dessin varie sur les tatouages de peaux conservées du xviiie s. par rapport aux tatouages contemporains ; ceux dont le style est asiatique se reconnaissent par rapport à ceux produits par les Maoris ; enfin, on retrouve des tatouages d’appartenance à un milieu comme les tatouages tracés sur les fidèles d’une divinité : croix, sépulcres, calvaires faits sur des pèlerins. C’est aussi une coutume fréquente en Italie, à Lorette[52].

Le tatouage illustre exemplairement que considérer le traitement du corps globalement comme de l’industrie schématique est une réification. Une telle réalité concrète ne peut se superposer à un unique processus rationnel et ressortit nécessairement à plusieurs mécanismes imbriqués. Le mécanisme qui sous-tend le tatouage est d’abord celui de la technique et sa finalité surtout déictique, éventuellement schématique, dynamique et cybernétique. Chaque cas est particulier dans le traitement : si le tatouage est d’emblée en déictique, ce n’est évidemment pas le cas de tous les apprêts que nous faisons même en restant chez nous. Il n’est pas alors question de paraître, mais bien d’être en société, même isolé à la maison !


NOTES

[1] Ph. Bruneau, P.-Y. Balut, Artistique et Archéologie (1997), n° 27 et 64. Désormais abrégé AA.

[2] AA, n° 2-3 et n° 35.

[3] AA, n° 66.

[4] AA, n° 51. Voir aussi n° 69. Depuis AA, les concepts de « polytropie » et de « synergie » ont évolué et seront repris dans un prochain texte.

[5] D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles (2002), p. 52. J. Delarue, R. Girard, Tatouages du milieu (1999), p. 20 sq.

[6] AA, n° 51 et 69.

[7] AA, n° 145.

[8] AA, n° 204.

[9] Fr. Forment, M. Brilot (dir.), Tatu-Tattoo ! (2004), p. 47.

[10] A. Lacassagne, Les tatouages. Étude anthropologique et médico-légale (1881), p. 103.

[11] C. Lombroso, L’Homme criminel 1 (1895), p. 287.

[12] Fr. Borel, Le vêtement incarné (1992), p. 180.

[13] Le Monde 2 (8 janvier 2005), p. 21.

[14] W. Caruchet, Tatouages et tatoués (1977), p. 145 et p. 150.

[15] Fr. Borel, Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps (1992), p. 197.

[16] Tous ces exemples sont tirés de D. Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles (2002), p. 146-147.

[17] Ibid., p. 185.

[18] AA, n° 48b.

[19] A. Lacassagne, op. cit., p. 22.

[20] AA, n° 94.

[21] AA, n° 53a.

[22] AA, n° 54.

[23] Voir sur le vestimentaire l’analyse et les définitions de P.-Y. Balut.

[24] AA, n° 94.

[25] W. Caruchet, op. cit., p. 165.

[26] Le Monde 2 (8 janvier 2005), p. 21.

[27] AA, n° 78a.

[28] C. Levi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), p. 214. D. Le Breton, op. cit. p. 149-150.

[29] Signes du corps, catalogue d’exposition au Musée Dapper (Paris), 23 septembre 2004-3 avril 2005 (2004), p. 78.

[30] Fr. Borel, op. cit.

[31] St. Heuze (dir.), Changer le corps ? (2000), p. 6.

[32] Signes du corps, op. cit., p. 79, citant H. Bloch et A. Niederhoffer, Les bandes d’adolescents(1963), p. 165.

[33] Signes du corps, op. cit., p. 80, citant A. Leroi-Gourhan, Un voyage chez les Aïnous. Hokkaïdo 1938 (1989), p. 34.

[34] Signes du corps, op. cit., p. 257.

[35] Signes du corps, op. cit., p. 106.

[36] Fr. Borel, « Lèvres décorées et dents incrustées », in St. Heuze (dir.), op. cit., p. 11-17.

[37] AA, n° 123. La position analytique du vêtement/logement/aliment/traitement a évolué depuis cette publication comme le synthétisent les lignes suivantes du texte.

[38] AA, n° 64a.

[39] D. Le Breton, op. cit., p. 43.

[40] C. Grognard, « Les signes de la chair : le tatouage », Encyclopaedia Universalis (1998), p. 351-353.

[41] On en trouve déjà mention chez Herodote, Histoires II 113 dans un épisode concernant l’Egypte, ou V 6 à propos des Thraces, et chez Xenophon, Anabase V 4, 32. Fr. Forment, M. Brilot (dir.), op. cit. p. 32.

[42] C. Sanders, « Marks of mischief. « Becoming and being tattoed » », Journal of Contemporary Ethnography 16/4 (1988), p. 177. D. Le Breton, op. cit., p. 103.

[43] D. Le Breton, op. cit., p. 186.

[44] Fr. Borel, op. cit., p. 196.

[45] Signes du corps, op. cit., p. 76.

[46] Ibid., p. 76.

[47] W. Caruchet, op. cit., p. 47.

[48] D. Le Breton, op. cit., p. 25.

[49] Signes du corps, op. cit., p. 176.

[50] The New York Times, sélection de Le Monde (02/10/04), p. 2.

[51] C. Grognard, op. cit. p. 351-353.

[52] A. Lacassagne, op. cit., p. 10.

One Comment

Trackbacks & Pingbacks

  1. Décembre 2013

Leave a Reply

Note: XHTML is allowed. Your email address will never be published.

Subscribe to this comment feed via RSS