D’une géographie du disparu à une archéologie du paysage
Remarques historiographiques relatives à la région du bas Strymon
M. René-Hubert
(article en PDF)
« La géographie historique peut s’entendre aujourd’hui comme la restitution à un moment donné d’un état géographique (…). C’est la reconstitution du passé géographique. »[1][2] Cette considération de Charles Higounet résume de manière rapide l’objet de la géographie historique tel qu’il peut être le plus génériquement énoncé. Cette discipline se lie à la géographie dans la mesure où elle s’occupe de l’étude de phénomènes spatiaux ou qu’il convient de spatialiser, et peut être considérée comme historique en ce sens qu’elle s’intéresse à des situations révolues, en synchronie comme en diachronie.
Le choix de la région tient à mes recherches, portant sur les occupations humaines dans la basse vallée du Strymon (fin VIIIe s. av. J.-C. – début IVe s. ap. J.-C.). Cette partie de Macédoine orientale est généralement connue en raison de la présence du site d’Amphipolis. Englobant la section terminale du fleuve, elle est assez nettement délimitée par le relief, puisqu’il s’agit d’un bassin d’effondrement (fig. 1)[3]. Les premières recherches de géographie historique ont été entreprises au XVIIIe s., à une époque où, sous l’action combinée des dynamiques sociales et naturelles, l’espace antique avait disparu dans sa double dimension environnementale et humaine.
Le propos est de voir comment, face à cette disparition, les historiens préoccupés de géographie locale ont, depuis l’époque moderne, traité de la question, en particulier celle des sites qui en constituaient l’armature spatiale. Cela impose d’observer les problématiques énoncées et les modalités mises en œuvre pour y répondre. Deux points sont à considérer pour esquisser à grands traits ce panorama historiographique : observer tout d’abord ce qu’a été la géographie historique traditionnelle, puis envisager les possibilités actuelles de se situer vis-à-vis de cette tradition.
La géographie historique traditionnelle et ses limites
Schématiquement, cette géographie historique traditionnelle a été la même des premiers voyageurs[4] à l’ouvrage de référence de Fanoula Papazoglou portant sur les villes de Macédoine, vaste synthèse établissant le bilan d’un siècle et demi de recherches[5]. Les remarques qui vont suivre permettent de bien saisir quels ont été les enjeux et les résultats de ces enquêtes.
Des noms sans site et des sites sans nom
L’objectif constant a été la localisation de toponymes en privilégiant ceux des agglomérations. Pour ce faire, les sources disponibles étaient d’une part les sources littéraires, seules pourvoyeuses de toponymes (à une exception près où il s’agit d’une inscription funéraire[6]) et, d’autre part, les données de terrain, indicatrices de sites, fournissant quelques vestiges in situ, des découvertes fortuites, des remplois locaux d’objets antiques, mais en revanche très peu de fouilles[7]. La démarche employée était, sur la base des textes qui témoignaient de toponymes et de leur interprétation, leur mise en concordance avec ce que l’on savait du terrain, donc pour résumer, d’associer des noms sans site avec des sites sans nom.
La problématique, comme son mode de résolution, trouve deux explications principales. Le primat des textes littéraires se comprend dans la mesure où, outre qu’ils constituent la source la plus habituelle pour les historiens, il s’agissait aussi de la catégorie dans laquelle les informations étaient initialement les plus abondantes. L’intérêt pour la localisation de toponymes, quant à lui, est assez logique si l’on considère que, dans le cadre d’une histoire événementielle et politique, on trouvait un gain dans ces localisations, qui offraient alors un surcroît de compréhension pour tel ou tel événement ou phénomène.
Quelques rétablis et quelques errants
Les résultats obtenus se subdivisent en deux catégories : les toponymes rétablis dans leur position géographique d’une part et les toponymes errants d’autre part[8]. Pour les illustrer, nous donnerons ici quelques exemples, les cas d’Amphipolis et de Tragilos, qui appartiennent à la première catégorie, et ceux de Bisaltia et de Myrkinos, correspondant à la seconde. Amphipolis (fig. 2) était largement citée dans les sources. Thucydide en particulier fournit des informations spatiales déterminantes : une distance par rapport à l’embouchure du fleuve et une caractéristique topographique, le fait que la ville était située dans un méandre du Strymon[9]. Les voyageurs n’ont de fait pas hésité sur la localisation en arrivant dans la région, et ont en outre trouvé confirmation en découvrant des vestiges (in situ ou remployés) dans le village récemment construit de Iéni-Kieui/Néochori et ses abords[10].
Les textes relatifs à Tragilos présentaient une moindre qualité descriptive puisqu’on ne disposait de manière assurée que d’une brève notice d’Etienne de Byzance[11]. Les éléments autorisaient simplement à la situer en Thrace, contre la Chersonèse (c’est-à-dire la Chalcidique), donc grossièrement dans la région du Strymon. Cependant Paul Perdrizet, lors de ses voyages, a réussi à reconnaître précocement son emplacement grâce au monnayage de la cité, qu’on retrouvait en abondance sur le site du monastère de St Jean Prodrome d’Aïdonochori[12](fig. 3). Comme le soulignait Louis Robert bien plus tard à ce propos, aucun doute n’était véritablement permis : « C’est un des cas où la trouvaille de monnaies d’une petite ville au monnayage rare ou bref suffit à établir l’identification de façon certaine. Perdrizet a eu tous les éléments souhaitables : origine directe des trouvailles (et non commerce des Antiquités), ces monnaies absentes ailleurs ou sporadiques ou dans des collections ou des lieux où leur présence isolée ne contredit pas l’identification, plusieurs exemplaires à la fois, enquête répétée une autre fois avec les mêmes résultats. » [13]
Un premier exemple inverse de toponyme errant est celui de la cité de Bisaltia. Il n’est étayé là encore que sur une notice peu explicite d’Etienne de Byzance[14]. Dimitrios Samsaris s’est pourtant risqué à proposer une localisation, suspecte du fait de la circularité du raisonnement, à partir de deux éléments, la mention de la polis et de l’hydronyme Bisaltès (fig. 4). Il se base sur différents présupposés peu fondés ou vérifiables, en l’occurrence l’importance supposée de la rivière Bisaltia, le choix du bassin-versant du Strymon, ou encore l’importance du cours d’eau Megalo Rema dans l’Antiquité, démontrée selon lui par l’existence de vestiges balnéaires à Therma (lesquels sont, par parenthèse, de datation incertaine). Bisaltia correspondrait, suivant son raisonnement, aux vestiges observés près de la rivière Bisaltès/Mégalo Réma, et la rivière Bisaltès/Mégalo Réma verrait son identification réciproquement garantie par la proximité de la cité de Bisaltia[15]. Cette proposition n’a pas rencontré, on le comprend, une grande adhésion[16].
Cette errance n’est cependant pas réservée à des toponymes pour lesquels les textes seraient numériquement rares. Myrkinos est ainsi assez bien documentée[17]. En dépit de cette abondance relative, il n’existe à son propos que des hypothèses divergentes hésitant entre les localités modernes de Paléokomi et de Myrkinos[18](fig. 4).
Bilan d’un siècle et demi
Ces quelques cas permettent d’esquisser un bilan critique. Ils montrent que dans la démarche mise en œuvre et en regard de la documentation disponible, les éléments utiles pour aboutir à une résolution sont prioritairement issus d’une information littéraire suffisante. Cette suffisance ne renvoie pas à une grande quantité d’occurrences (cf. Myrkinos) mais bien à leur qualité, c’est-à-dire des informations suffisamment discriminantes pour qu’elles soient exploitables en les confrontant au terrain (cf. Amphipolis). A défaut, seule une heureuse découverte et un raisonnement juste permettent d’aboutir. Le cas de Tragilos le démontre, et le bien-fondé de l’identification de Perdrizet fut confirmé par des fouilles conduites ultérieurement[19]. Sinon, du fait de l’importance donnée au texte dans la confrontation entre témoignage littéraire et vestige, on aboutit à une surexploitation du premier, de laquelle découlent des impasses dont Bisaltia est une illustration.
Si l’on établit ensuite le bilan de cette recherche de localisation de toponymes connus (fig. 5), celui-ci n’est pas numériquement important, puisqu’à la fin des années 80, six toponymes avaient été localisés avec assurance, généralement précocement, tandis qu’une vingtaine d’autres étaient plus ou moins errants, entre la vallée du Strymon et les régions adjacentes[20]. La connaissance de la géographie régionale demeure donc encore largement inconnue. Quelles sont dès lors les alternatives possibles ?
Textes et vestiges : deux choix, deux voies
La logique conduit à isoler deux possibilités de voir évoluer la connaissance de la géographie régionale : conserver la même problématique ou la modifier. Cela suppose cependant, dans les deux cas, de réviser l’attention portée aux sources et de changer le rapport entre textes et vestiges.
Actualité de la tradition
La première position est de ne rien changer au questionnement. Des travaux récents y incitent puisque au cours des vingt dernières années, quelques toponymes nouveaux ont quitté la catégorie des errants, dont les deux exemples qui suivent[21].
Bergè se trouvait dans une situation documentaire que l’on pouvait juger assez étoffée. Outre les sources textuelles, son existence était attestée dans les listes de tributs attiques[22] et dans la liste des théorodoques d’Epidaure[23]. Cependant, pour localiser cette cité, seules les sources littéraires fournissaient des éléments potentiellement exploitables[24]. Parmi toutes ces occurrences, l’historiographie portait crédit au témoignage de Strabon. Celui-ci conduisait à rechercher Bergè en Bisaltie (et donc en rive droite du fleuve selon l’opinion commune), à 200 stades d’Amphipolis. La prévalence de ce présupposé a minoré le témoignage de Ptolémée qui indiquait pour sa part la rive gauche. La contradiction fut pourtant renforcée par la découverte d’une inscription à Philippes, publiée en 1938, une dédicace de la pentapole à la famille impériale, pentapole à laquelle appartenait Bergè[25]. Sur cette base, quelques-uns doutaient, mais la majorité proposait des solutions en rive droite[26]. En dernier lieu, la fouille de Terpni semblait faire du site un candidat crédible[27]. Un labour dans la commune de Néos Skopos en 1992 est venu mettre à bas toutes les hypothèses. Une inscription datée des environs de 470 av. J.-C. est alors mise au jour, portant le texte d’un don de terres de la cité de Bergè à un certain Timèsikratès. Le site est incontestablement localisé en rive gauche, bien loin des propositions antérieures (fig. 6)[28].
Héraclée Sintique constitue un cas encore plus récent. Les éléments permettant sa localisation étaient exclusivement textuels[29]. Selon que l’on donnait de l’importance à tel ou tel témoignage, le site pouvait se trouver en amont ou en aval du défilé de Roupel, en rive gauche ou en rive droite[30]. Là encore, la solution est venue d’une découverte épigraphique. Un rescrit de Galère daté de 307/8 ap. J.-C. et rétablissant les droits de la cité d’Héraclée, a été retrouvé en remploi dans une sépulture. Celle-ci se trouve dans une nécropole elle-même associée à une agglomération antique, laquelle a été repérée à Rupite (Bulgarie). Là où les avis favorisaient généralement une position en aval du défilé de Roupel, la stèle a apporté un démenti complet (fig. 7)[31].
Bergè et Héraclée le montrent : sur le fond, l’ancienneté d’une problématique, son caractère traditionnel ne signifient pas que le questionnement a perdu de sa pertinence. Cependant, le réexamen de la situation de tel ou tel toponyme errant ne peut se faire que sous condition. Les limites de l’usage et de l’interprétation des sources littéraires sont en effet perceptibles à travers elles. F. Papazoglou avait bien souvent, en éminente spécialiste s’appuyant sur plusieurs décennies d’expérience, pressenti les lacunes ou les limites de tel ou tel témoignage. Elle supposait par exemple la table de Peutinger corrompue, la localisation d’Héraclée lui a donné raison. Elle se demandait si la Bisaltie était circonscrite par le Strymon ou avait, ainsi que Strabon incitait à le penser, pu s’étendre à l’est du fleuve. L’inscription de Bergè a confirmé ses doutes.
Dans une situation où c’est l’information textuelle qui a joué un rôle structurant, et dans la mesure où l’examen critique des textes n’a abouti que dans un nombre restreint de cas, la solution ne passe donc plus que par une évolution documentaire notable provenant du terrain. On assiste donc à un renversement de la hiérarchie des sources, avec la nécessité d’attendre une découverte. Cela rend de fait les avancées de plus en plus aléatoires. La découverte fortuite (comme à Bergè ou à Héraclée) l’est par nature. L’autre possibilité de faire émerger une documentation complémentaire de terrain est la fouille, mais celle-ci n’est pas moins aléatoire, car elle n’est pas engagée pour résoudre exclusivement ce type de problématique, et ne garantit pas en outre d’exhumer du matériel propre à établir l’identité du site. Si à Eiôn et Phagrès[32], ce sont bien des fouilles récentes qui ont permis de s’assurer de l’identité du site, en revanche le site voisin de la localité moderne de Terpni a été l’objet de trois campagnes de fouille sans identification. Les vestiges démontrent qu’il s’agit d’une agglomération importante et une inscription confirme en outre son statut de polis[33]. Mais rien dans le matériel exhumé n’a permis de déterminer son nom antique, et l’identification avec Bergè, qui paraissait plausible, a été invalidée. La première alternative permet donc des avancées, mais lentes et incertaines.
Une autre alternative : changer de perspective et assumer l’autopsique
A l’examen, une autre alternative à la géographie historique traditionnelle existe, en n’éliminant nullement la précédente. Si l’on se limite à l’étude des occupations, force est de constater que trois facteurs incitent à proposer et formuler une problématique différente.
Le premier facteur est d’ordre historiographique. De manière claire depuis les années 1990, l’espace antique n’est plus observé uniquement à l’aune exclusive du site, compris comme un point statique sur une carte[34]. Les études par exemple de Suzan Alcock à l’échelle de la province d’Achaïe[35], de Patrice Brun sur les archipels égéens[36], ou encore de Michèle Brunet à l’échelle des territoires insulaires de Délos et de Thasos[37], démontrent toutes à leur manière que le changement d’échelle permet de faire émerger des logiques spatiales et des phénomènes historiques que l’on ne percevait pas aussi clairement antérieurement.
Le deuxième facteur est d’ordre analytique. En définitive, dans la géographie historique traditionnelle, les sites ne sont vus que comme des cas considérés isolément et à l’échelle locale. Or, envisagés à l’échelle régionale, les sites constituent aussi une série de cas qui, par les éléments les rapprochant et les opposant, peut permettre de comprendre comment ils se combinent et interagissent. En d’autres termes, les considérer comme formant un réseau permet aussi d’appréhender un état géographique disparu.
Le dernier facteur enfin est plus concret et tient à l’usage des sources. Les informations disponibles et réunies depuis presque deux siècles fournissent une masse documentaire importante. Alors que dans la perspective initiale les sites n’avaient d’intérêt que parce qu’ils offraient une solution pour une localisation, les émanciper de la question de l’identification permet de les interroger différemment, sans attendre (en tout cas dans l’immédiat) une modification documentaire quelconque, et de valoriser des données jusque-là négligées en raison d’une hiérarchisation implicite des sources. Au final, ces remarques conduisent non plus seulement à se demander où sont les toponymes ou en d’autres termes quels sont ces sites, mais comment ils s’articulent, avec comme corollaire de donner un rôle plus significatif aux vestiges et à l’autopsie. Deux illustrations rapides illustrent le profit que l’on peut retirer de ce changement de perspective.
L’utilité de cette modification de problématique est visible en confrontant d’une part la carte produite uniquement avec les sites rétablis (fig. 8), et d’autre part le même fond de carte en y adjoignant la localisation des lieux où des vestiges ont été repérés, constituant autant d’indices d’une occupation dans l’espace bas strymonien (fig. 9). En dépit du caractère assez grossier de la représentation, il est manifeste que la lecture des deux cartes n’aboutit pas aux mêmes impressions. La première valorise l’importance du littoral, car les sources textuelles valorisent elles-mêmes cette zone. La seconde gomme partiellement cette sensation, apparaît alors un bassin plus densément occupé.
Il est en particulier notable que les sites se localisent de manière préférentielle sur l’étage spécifique du piémont. Cette prédilection s’explique par une série de facteurs que l’on a aussi observés dans des zones voisines à Thasos et dans le bassin de Drama[38]. Le premier tient à la position charnière du piémont, permettant d’accéder tant à l’étage supérieur du relief qu’à la plaine, et donc aux ressources qui leur sont associées. Cet intérêt du piémont est renforcé par le caractère répulsif des deux autres étages, le premier étant soumis au fleuve et à ses débordements, le second handicapé par la pente et le durcissement du climat, et augmenté par le fait qu’en réalité, les sols du piémont étaient susceptibles d’être plus aisément mis en culture avec les techniques agricoles en usage. On le voit donc ici, en modifiant la question posée et au-delà, en libérant l’autopsie du témoignage textuel, l’anonymat d’un site ou encore le fait que la connaissance soit (et demeurera) lacunaire, n’empêche pas de rétablir un aspect structurel de l’occupation de l’espace dans cette région dans l’Antiquité, et donc de cette géographie disparue.
Le rétablissement de ce réseau et sa représentation cartographique font aussi en retour ressortir le caractère particulier de certains sites, pourtant déjà fort étudiés, qui le composent. Le cas d’Amphipolis est ainsi exemplaire. La cité, fondation coloniale athénienne, est une « tard venue » dans le réseau d’occupation (437 av. J.-C.). Pourtant, une fois fondée, elle a constitué le centre de la région, état de domination spatiale qui ne sera pas remis en cause jusqu’à la fin de l’Antiquité. Des facteurs politiques y ont contribué (efforts athéniens répétés , atelier monétaire à l’époque hellénistique, capitale de la Macédoine première après 168 av. J.-C. par exemple)[39]. Le site présente aussi des qualités défensives exceptionnelles[40]. Reste que comparativement à l’ensemble des sites de la région, Amphipolis se trouve dans une situation unique, élément que l’on n’a sans doute pas assez souligné pour comprendre le caractère durable de sa domination sur l’espace bas strymonien.
Thucydide le dit bien, la ville est « visible de la mer et du continent »[41] et d’une formule, il souligne la singularité amphipolitaine. Par opposition aux autres sites littoraux, la colonie athénienne est la seule à disposer d’un accès direct au bassin, tandis que dans le réseau formé par les sites à l’intérieur de la cuvette du bas Strymon, elle se trouve à la confluence des deux piémonts, dont on a vu qu’ils étaient l’étage privilégié du peuplement. Amphipolis est donc le point incontournable de l’ensemble de la région (et pas uniquement du fait du fleuve et de sa position sur l’axe de la via Egnatia ainsi que Lazaridis le souligne[42]). Une confirmation de l’importance de cette position reposant sur une combinaison d’atouts est sans doute donnée par les études menées dans le delta, puisque, constatant l’abandon du site d’Amphipolis, on note que parmi les facteurs, la modification de l’accès à la mer a pu jouer un rôle[43]. De fait, il semble vraisemblable qu’une fois cet accès à la mer modifié, dans un réseau d’occupation en outre sans doute largement altéré dans le bassin[44], la ville, en dépit d’un site très favorable, a perdu sa rente de situation et sa raison même d’exister.
Quoique disparue et bien qu’observée depuis presque deux siècles, la géographie antique de la basse vallée du Strymon demeure un sujet d’étude pour lequel des compléments peuvent être apportés selon les deux alternatives que l’on a présentées. Rappelons que les remarques historiographiques formulées ici sont l’expression d’une accommodation de ce qu’étudie la géographie historique (pour lui conserver sa dénomination la plus conventionnelle et celle que l’on a employée initialement) pour une région donnée, dans une situation documentaire donnée, et faudrait-il ajouter, en fonction des compétences de celui qui la conduit. Dans les faits, aujourd’hui, les problématiques dans ce domaine et les démarches mises en œuvre sont de plus en plus variées, nul doute que d’autres aboutiraient à proposer des alternatives divergentes. Par ailleurs, ce panorama historiographique aboutit à un relever un paradoxe vis-à-vis du thème de cette journée d’étude. L’archéologie du disparu s’établit en particulier sur l’apport des textes comme palliatif à une absence de vestiges ; en ce sens, c’est la géographie historique traditionnelle, une géographie du disparu, qui s’y apparente le plus et en souligne à la fois l’intérêt et les limites. A l’égard de ces dernières, quelle que soit l’alternative retenue, le vestige prend le pas sur le témoignage textuel, rattachant la géographie historique à une archéologie du paysage davantage fondée sur l’autopsie. Ce glissement est sans doute une forme d’explication à la multiplication de terminologies disciplinaires touchant la géographie historique[45]. Si cette inflation trouve pour partie son origine dans l’apparition de nouvelles approches du terrain ou de nouveaux outils (Système d’information géographique, étude des paléo-environnements par exemple), il semble qu’au-delà, un des motifs tienne au caractère ambigu de cette discipline quelle que soit la manière de la nommer : rétrospective et donc historique, spatialisée et donc géographique, mais aussi et enfin archéologique parce que s’appuyant sur les vestiges et observant une artificialisation de l’espace.
NOTES
[2] Ch. Higounet, « La géohistoire », dans Ch. Samaran (dir.), L’histoire et ses méthodes (1961), p. 75.
[3] P. Bellier, R.-Cl. Bondoux, J.-Cl. Cheynet, B. Geyer, J.-P. Grélois, V. Kravari, Paysages de Macédoine, leurs caractères, leur évolution à travers les documents et les récits des voyageurs (1986), p. 10-11.
[4] Présentation biographique des principaux voyageurs qui ont parcouru la région : P. Bellier, R.-Cl. Bondoux, J.-Cl. Cheynet, B. Geyer, J.-P. Grélois, V. Kravari, Paysages de Macédoine, leurs caractères, leur évolution à travers les documents et les récits des voyageurs (1986), p. 50-57. Pour une mise en perspective historiographique : J.-Y. Marc, « L’archéologie française en Thrace », dans Thrace ancienne : époque archaïque, classique, hellénistique, romaine. 2e Symposium international des études thraciennes tenu à Komotini, 20-27 septembre 1992 (1997), p. 475-484.
[5] F. Papazoglou, Les villes de Macédoine à l’époque romaine (1988) (= BCH Suppl. 16), p. 5-11. Il convient d’ajouter à la liste des auteurs et ouvrages énumérés par la savante yougoslave : G. B. Kaphtantzis, Ιστορία της πόλεως Σερρών και της περιφέραιάς της από τους προϊστορικούς χρόνους μέχρι σήμερα I-II (1967-1972), ainsi que B. Isaac, The Greek settlements in Thrace until the Macedonian conquest (1986).
[6] Seule la kômè des Oldéniens (Ὀλδηνῶν κώμη) fait exception à la règle. Le toponyme a été identifié dans une inscription provenant de Néos Skopos publiée pour la première fois en 1936. Pour le texte de cette inscription : P. Pilhofer, Philippi. Band II. Katalog der Inschriften von Philippi (2000), n° 568. Sur Néos Skopos, voir aussi infra dans le texte à propos de Bergè.
[7] Jusqu’aux années 1970, seule Amphipolis avait été l’objet d’un effort de fouille régulier à compter de 1956. A ce propos, se reporter au rapide historique de D. Lazaridis, Amphipolis (1997), p. 12-13.
[8] Est entendu comme errant un toponyme pour lequel des propositions de localisation ont été formulées, mais sans que la démonstration soit unanimement reconnue.
[9] Thucydide, IV, 102, 3.
[10] E. M. Cousinéry, Voyage dans la Macédoine, vol. 1, (1831), p. 121-132 ; W. M. Leake, Travels in Northern Greece, vol. 3 (1835), p. 181-198. Tous deux donnent notamment copie du fameux décret d’exil de Philon et Stratoclès consécutif à la prise de la cité par Philippe II en 357, lequel était remployé dans le parement d’une fontaine (pour une édition de ce décret : M. B. Hatzopoulos, Macedonian institutions under the kings. II Epigraphic appendix (1996) (= MELETEMATA 22), n° 40).
[11] Etienne de Byzance, Ethnika, s.v. Τράγιλος. La notice stipule : Τράγιλος· πόλις μία τῶν ἐπὶ Θρᾴκης πρὸς τῇ χερρονήσῳ καὶ Μακεδονίᾳ. ἐκ ταύτης ἦν Ἀσκληπιάδης ὁ τὰ τραγῳδούμενα γράψας ἐν ἓξ βιβλίοις. ὁ πολίτης Τραγιλεύς. Et éventuellement une mention sur la table de Peutinger (v. fig. 7) où l’on met en relation la station Trinlo et Tragilos en postulant que le nom de la première est une forme corrompue de celui de la seconde (sur ce point, par exemple : F. Papazoglou, Les villes de Macédoine à l’époque romaine (1988) (= BCH Suppl. 16), p. 361-362).
[12] P. Perdrizet, « Tragilos », dans A. Blanchet, H. de Castellane (éds.), Congrès international de Numismatique réuni à Paris en 1900. Procès-verbaux et mémoires (1900), p. 152-154.
[13] Bullép. 1970, n° 377.
[14] Etienne de Byzance, Ethnika, s. v. Βισαλτία : Βισαλτία· πόλις καὶ χώρα Μακεδονίας, ἀπὸ Βισάλτου τοῦ Ἡλίου καὶ Γῆς. περὶ ταύτην οἱ λαγοὶ σχεδὸν πάντες ἁλίσκονται δύο ἥπατα ἔχοντες, ὡς Θεόπομπος ἱστορεῖ καὶ Φαβωρῖνος. τὸ ἐθνικὸν Βισάλτης. ἔστι καὶ Βισάλτης ποταμός. τὸ κτητικὸν Βισάλτιος, ἀφ’ οὗ Βισαλτία ἡ χώρα. Λυκόφρων « τὸν μὲν γὰρ ἠιὼν Στρυμόνος Βισαλτία ».
[15] D. K. Samsaris., Ιστορική γεωγραφία της Ανατολικής Μακεδονίας κατά την αρχαιότητα (1976), p. 18 et p. 109-110.
[16] F. Papazoglou, Les villes de Macédoine à l’époque romaine (1988) (= BCH Suppl. 16), p. 351 note 4 et p. 364.
[17] Hérodote, V, 11, 23, 24, 124, 126. Thucydide IV, 107, 3 ; V, 6, 4 et 10, 9. Diodore, XII, 68, 4. Strabon, VII, frag. 33. Appien, Guerres civiles IV, 105.
[18] Bilan rapide dressé dans M. H. Hansen, T. H. Nielsen (dir.), An inventory of archaic and classical poleis (2004), p. 862.
[19] Ch. Koukouli-Chryssanthaki, « Fouilles archéologiques dans l’ancienne Tragilos », dans Ancient Macedonia III, actes du troisième symposium international tenu à Thessalonique, 21-25 septembre 1977 (1983). Seul B. Isaac, The Greek settlements in Thrace until the Macedonian conquest (1986), p. 5 et p. 54, demeurait encore sceptique, mais sans pour autant énoncer d’objection précise.
[20] Outre la figure 5, la situation peut se lire aussi sur les cartes historiques récentes : A. Avramea, Tabula imperii romani, K, 35, I, Philippi (1993) et J. A. Talbert (éd.), Barrington Atlas of the Greek and Roman World (2000), cartes 50 et 51.
[21] M. B. Hatzopoulos, « Retour à la vallée du Strymon », dans L. D. Loukoupoulou, S. Psôma (éds.), Thrakika Zetemata I (2008) (= MELETEMATA 58), p.13-49, reprend magistralement les débats restés ouverts jusque-là en matière de géographie historique traditionnelle à l’aide de ces deux cas et de quelques autres documents récents.
[22] IG I3, 261, col. IV, 2, l. 29 ; 262, col. IV, 2, l. 24 ; 265, col. I, 4, l. 93 ; 277, col. VI, 3, l. 30 ; 279, col. II, 9, l. 51 ; 280, col. II, 8, l. 43 ; 282, col. II, 6, l. 32.
[23] IG IV2, 1, 94, l, frag. b, col. I, l. 19.
[24] Ptolémée, Géographie, III, 12, 28. Ps. Scymnos, Circuit de la terre, v. 654. Strabon, VII, frag. 36 et 36a.
[25] Editio princeps et commentaire : J. Roger, « L’enceinte basse de Philippes », BCH 62 (1938), p. 37-41, p. 37-41. (réédité par P. Pilhofer, Philippi. Band II. Katalog der Inschriften von Philippi (2000), n°349).
[26] F. Papazoglou, Les villes de Macédoine à l’époque romaine (1988) (= BCH Suppl. 16), p. 355-359.
[27] M. Karamberi, « Ανασκαφική έρευνα στην Τερπνή Ν. Σερρών », in Ancient Macedonia VI, actes du sixième symposium international tenu à Thessalonique, 15-19 octobre 1996 (1996), p. 563-578 (notamment p. 570).
[28] Z. Bonias, « Une inscription de l’ancienne Bergè », BCH 124 (2000), p. 235-238 (autre édition de l’inscription : SEG 51, 797). Voir aussi Ch. Koukouli-Chryssanthaki, « Αρχαία Βέργη », in P. Adam-Velini (éd.), Μύρτος. Μνήμη Ιουλίας Βοκοτοπούλου (2000), p. 351-375.
[29] Diodore de Sicile, XXXI, 8, 8. Pline l’Ancien IV, 35 et 42. Ptolémée, Géographie, III, 12, 28. Strabon, VII, frag 36. Tite-Live XLV, 29, 8. Table de Peutinger.
[30] F. Papazoglou, Les villes de Macédoine à l’époque romaine (1988) (= BCH Suppl. 16), p. 369-371.
[31] G. Mitrev, « Civitas Heracleotarum. Heraclea Sintica or the Ancient city at the village of Rupite (Bulgaria) », ZPE 145 (2003), p. 263-270 (en particulier p. 267-268).
[32] Eiôn : Ch. Koukouli-Chryssanthaki, S. Samartzidou, A. Dunn, R. Cattling, C. Tziavos, C. Anagnostou, « Αρχαιολογικές και γεωμορφολογικές έρευνες στο Δέλτα του Στρυμόνα », in AEMTh 10B (1996), p. 639-645. Phagrès : M. Nikolaïdou-Patera, « Φάγρης : Η αρχαία πόλη και το νεκροταφείο », AEMTh 10B (1996), p. 839-841.
[33] Présentation du résultat des fouilles : M. Karamberi, « Ανασκαφική έρευνα στην Τερπνή Ν. Σερρών », in Ancient Macedonia VI, actes du sixième symposium international tenu à Thessalonique, 15-19 octobre 1996 (1996), p. 563-578. Inscription relative au legs de Kointos Philippos (IIe/IIIe s. ap. J.-C.) attestant du statut civique : SEG 31, 369.
[34] Voir le bilan de M. Brunet, « Les territoires ruraux en Grèce : archéologie, géographie et histoire », Les nouvelles de l’archéologie 69 (1997), p. 19-20 ou les contributions variées de la table ronde internationale de 1991 portant sur le territoire des cités grecques, M. Brunet (éd.), Territoires des cités grecques, actes de la table ronde internationale tenue à Athènes, 31 octobre-3 novembre 1991 (1999) (= BCH Suppl. 34)).
[35] S. E. Alcock, Graecia capta. The landscapes of roman Greece (1993).
[36] P. Brun, Les archipels égéens dans l’Antiquité grecque (1996).
[37] On peut se reporter pour un aperçu commode à M. Brunet, « Le territoire de Thasos », dans L’espace grec. Cent cinquante ans de fouilles de l’Ecole française d’Athènes (1996), p.50-58 ; ou M. Brunet, « La campagne délienne », dans L’espace grec. Cent cinquante ans de fouilles de l’Ecole française d’Athènes (1996), p.59-65 ; ou encore M. Brunet, « Les territoires ruraux en Grèce : archéologie, géographie et histoire », Les nouvelles de l’archéologie 69 (1997), p. 20-22.
[38] Thasos : voir note précédente. Pour le bassin de Drama : L. Lespez, « L’évolution des paysages du néolithique dans la plaine de Philippes-Drama », dans R. Treuil, Ch. Koukouli-Chryssanthaki, L. Lespez, D. Malamidou, Dikili Tash. Village préhistorique de Macédoine orientale (2008), p. 313-334.
[39] Amphipolis n’a pas été l’objet de monographie depuis J. Papastavru, Amphipolis. Geschichte und Prosopographie (1936)(monographie historique) et D. Lazaridis, Αμφίπολις καὶ Άργιλος (1972) (=Ancient Greek cities 13) (monographie archéologique). Un résumé rapide dans le guide du site : D. Lazaridis, Amphipolis (1997), p. 14-20.
[40] D. Lazaridis, « La cité grecque d’Amphipolis et son système de défense », CRAI 121 (1977), p. 194-214, cela n’empêcha pas d’ailleurs qu’elle soit prise à plusieurs reprises et notamment une fois par Brasidas en 424 av. J.-C. et une autre fois par Philippe II en 357 av. J.-C.
[41] Thucydide IV, 102, 3 : « περιφανῆ ἐς θάλασσάν τε καὶ τὴν ἤπειρον ».
[42] D. Lazaridis, « La cité grecque d’Amphipolis et son système de défense », CRAI 121 (1977), p. 194-195
[43] Ch. Koukouli-Chryssanthaki, S. Samartzidou, A. Dunn, R. Cattling, C. Tziavos, C. Anagnostou, « Αρχαιολογικές και γεωμορφολογικές έρευνες στο Δέλτα του Στρυμόνα », AEMTh 10B (1996), p. 654-655.
[44] A. Dunn, « From Polis to Kastron in Southern Macedonia: Amphipolis, Khrysoupolis, and the Strymon Delta », dans Bazzana A. (éd.), Castrum 5, Archéologie des espaces agraires méditerranéens au Moyen-Âge, actes du colloque tenu à Murcie, 8-12 mai 1992 (1999), p. 403-406.
[45] G. Chouquer, Quels scénarios pour l’histoire des paysages ? Orientations de recherche pour l’archéogéographie (2007), p.167-172, recense 48 appellations dont la plupart sont apparues au cours des 20 dernières années. L’auteur y voit le l’expression d’une « crise des objets » et appelle de fait à la refondation de l’étude des paysages autour d’une archéogéographie que ses recherches s’attachent à définir (v. aussi p. 27-37).