L’antiquité à l’épreuve du disparu
Laure Brossin et Mathilde Bossard-Couronné
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La journée d’étude que nous avons organisée à la fin du mois de mai 2010 avec le soutien du Département d’Archéologie grecque de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) proposait d’ouvrir une discussion entre des doctorants travaillant sur les différents champs de l’archéologie représentés au sein de l’Ecole Doctorale 6 « Art et Archéologie » (ED 124).
Intitulée « L’Antiquité à l’épreuve du disparu : de l’absence de vestiges dans les études archéologiques », cette manifestation a permis de réunir les communications d’étudiants dont les travaux sont représentatifs des disciplines réunies dans l’UMR 8167 « Orient et Méditerranée». A ce lien institutionnel s’ajoutait un intérêt commun des participants pour le problème de la disparition des vestiges. Qu’il soit question d’œuvres pour les historiens de l’art, ou de mobilier pour les archéologues, l’absence de témoignages autopsiques de nombreux pans de la production technique de l’Antiquité est commune à tous les chercheurs se consacrant à l’étude de cette dernière.
Elle a par ailleurs une résonance particulière pour les étudiants du Département d’Archéologie grecque comme pour ceux du Centre d’Archéologie générale dont font partie certains des contributeurs de ce volume. L’étude du disparu est l’une des composantes de l’enseignement dispensé par les professeurs et maîtres de conférences de ces deux centres de recherches, des cours de Licence aux séminaires doctoraux. Elle a pendant quelques années été l’objet d’un cours à elle seule, mais fait plus généralement partie intégrante des différentes thématiques traitées au sein des cours d’art grec. L’étude du sport, de l’art de la guerre, de Délos ou d’Alexandrie, comme celle du culte ou de la grande peinture grecque par exemple, ont démontré l’importance de prendre en compte ce qui n’est plus. Conséquence d’une situation autopsique parfois désespérante, la nécessité d’intégrer le disparu à toute réflexion portant sur l’art de l’Antiquité répond aussi à un impératif scientifique, pour qui désire mener une analyse technique complète, comme nous l’évoquerons brièvement dans les lignes qui suivent.
Ces dernières s’inspirent de la communication introductive à la journée d’étude que nous évoquions plus haut. Elles constituent un essai de définition de l’archéologie du disparu, basé sur ce que nous avons pu retenir de l’enseignement de P.-Y. Balut, H. Brun et Al. Farnoux. Nous l’illustrerons par quelques exemples appartenant à l’art grec antique qui reflètent la thématique de la journée L’Antiquité à l’épreuve du disparu.
L’Antiquité à l’épreuve du disparu : un paradoxe documentaire et ses tentatives de résolution
Le cas de l’art grec antique offre un paradoxe intéressant à étudier. La simple visite d’un musée dédié à cet art suffit à s’en rendre compte, si l’on compare le contenu de ses collections avec les écrits des auteurs classiques. La lecture de ces textes indique en effet que nous avons conservé l’exact opposé de l’équipement valorisé par ses contemporains puis par les Romains.
Alors que Pline l’Ancien (23-79 ap. J.-C.) ou Pausanias (IIe s. ap. J.-C.) expliquent que les sculptures chryséléphantines (mêlant l’ivoire, l’or et le bois) sont les chefs-d’œuvre de la statuaire classique, nos musées modernes ne conservent pour l’essentiel que des copies en marbre postérieures de plusieurs siècles aux originaux polychromes[1]. Quant à la grande peinture, longuement décrite par les mêmes auteurs, elle est le plus souvent absente de nos collections tant le nombre de témoins de son existence parvenus jusqu’à nous est minime. Cette situation équivaut en quelque sorte à posséder le catalogue d’un gigantesque musée dont le contenu aurait disparu.
Moins spécifique au monde grec, la disparition de l’art non valorisé de l’Antiquité est tout aussi importante que celle de son grand art. Dépassons la première impression, due à l’encombrement des apothèques, d’une certaine abondance de vestiges. Les dépôts de fouilles semblent bien souvent déborder et les caisses de fragments de vases et autres récipients s’y entassent au fur et à mesure des campagnes. Cependant, cette opulence n’est qu’un pâle reflet de la production artisanale. Même dans le cas de la céramique, nous n’avons conservé que les exemplaires les plus résistants. Les éléments de petite taille ont le plus souvent été perdus. La fragilité de certaines parties de ces objets ou des matières employées, comme le verre, a également mené à leur disparition. La perte des ouvrages issus de la métallurgie, pourtant solides, est due à la rareté et aux qualités de l’or, de l’argent, du bronze, du cuivre ou encore du fer, qui ont entraîné leur remploi ou provoqué leur oxydation. Enfin, la qualification contemporaine de « périssable », donnée aux autres matériaux utilisés par les Grecs est révélatrice de leur propension à disparaître et de la situation autopsique médiocre dans laquelle nous nous trouvons concernant l’art du bois ou du textile par exemple.
Pour le grand art comme pour l’équipement du quotidien, le disparu apparaît ici comme la réalité principale de l’art grec. Alors que ce dernier est généralement envisagé sous le prisme des vestiges, l’importance de leur perte justifie de s’y intéresser. Bien que leur pratique professionnelle les établisse comme des spécialistes du conservé, archéologues et historiens de l’art se sont très tôt attelés à cette étude, conscients de l’ampleur de ce phénomène.
L’émerveillement des auteurs de l’Antiquité au sujet du grand art grec justifie que les philologues les premiers aient tenté de résoudre ce problème. Les lexicographes byzantins puis les humanistes de la Renaissance ont assuré la transmission de l’héritage littéraire documentant les chefs-d’œuvre perdus jusqu’à l’aube de l’époque contemporaine. Ils ont permis aux hellénistes de dresser des anthologies de textes[2], recueils qui connaissent un franc succès éditorial tout au long du XIXe et au début du XXe siècle. L’intérêt pour le disparu n’est donc pas nouveau, mais il a longtemps été cantonné à des cas liés au grand art, qui sont toujours étudiés par les historiens de l’art et donnent régulièrement lieu à des publications[3].
La place du disparu dans les ouvrages d’histoire de l’art est révélatrice des problèmes rencontrés pour le prendre en charge. Parfois évoqué en introduction ou en conclusion, il est généralement isolé de l’étude des vestiges encore en notre possession et ainsi opposé au conservé. Les découvertes de témoins matériels du grand art disparu ont contribué à renforcer cette position. La mise au jour des peintures des tombes de Verghina (Macédoine), datant de l’époque hellénistique, de vestiges de statuaire chryséléphantine archaïque dans la favissa de Delphes ou, pour l’Antiquité minoenne, à Palaikastro (Crète), a pourtant entraîné un renouveau éditorial sur ces sujets. Cependant, le disparu y est toujours traité en négatif du retrouvé et sort rarement gagnant de cette confrontation avec les vestiges, considéré comme trop incertain et non passible d’une analyse à part entière.
Traitant des études liées au grand disparu, nous avons pour l’instant évoqué les travaux des historiens de l’art, auxquels revient traditionnellement la production d’un savoir sur les œuvres d’art. Qu’en est-il de la position des archéologues ? Leur statut de spécialistes de la fouille et donc du retrouvé rend à première vue contradictoire toute prise en charge du disparu de leur part. Cet état de fait a suscité la mise en place de nombreuses opérations de terrain. Le tombeau d’Alexandre ou les vestiges du périple d’Ulysse en Méditerranée ont par exemple donné lieu à une recherche effrénée mais sont restés sans résultats.
En marge de ces déconvenues, les dernières décennies ont vu naître un intérêt pour un autre type de matériel perdu. Laissant le grand disparu aux historiens de l’art, les archéologues s’intéressent de plus en plus à la perte des objets quotidiens façonnés en matériaux périssables. Leurs recherches sont encouragées par l’amélioration des conditions d’observation. Sur le terrain tout d’abord, où la fouille menée selon le principe de la stratigraphie et l’utilisation d’engins capables d’explorer des zones difficiles d’accès aident à la mise au jour de matériaux considérés jusqu’à présent comme disparus. Les charbons collectés systématiquement et les vestiges de meubles retrouvés en milieu humide aident à se faire une idée de l’artisanat antique du bois. Pendant les opérations de post-fouilles ensuite, où l’utilisation de microscopes de plus en plus performants permet de retrouver des traces de matériaux que l’on pensait disparus, comme des fibres textiles ou des pigments de couleurs. Les typologies et les rapports de fouilles évoquent souvent par ailleurs la disparition de certains vestiges. Mais l’interprétation d’un vide laissé par une poutre de bois ou l’évocation du couvercle d’un vase n’interviennent que pour expliquer la forme du mur mis au jour ou celle de la partie supérieure d’une amphore retrouvée.
En somme, le discours sur le disparu produit par les archéologues s’appuie toujours sur les vestiges, aussi infimes soient-ils. Il reste donc tributaire de la mise au jour de nouveaux éléments et de l’amélioration des conditions d’observation. Si le disparu est effectivement sollicité dans les publications archéologiques, ce n’est en fait que pour mieux comprendre le conservé. On retrouve donc la même situation que celle où nous nous trouvions avec le grand disparu. Le renouvellement des problématiques ne semble pouvoir venir que de la découverte de vestiges, ce qui rend notre position de spécialistes de l’art grec bien inconfortable face à l’ampleur de sa disparition.
Cette situation est due à un problème de définition de l’histoire de l’art et de l’archéologie. Reconnus comme des spécialistes de l’observation des vestiges, dans les musées ou lors d’opérations de terrain, les chercheurs de ces deux disciplines se trouvent dans une impasse face au traitement de l’équipement disparu. Versant dans la philologie s’ils se contentent de dresser des inventaires d’édifices et d’œuvres perdus, l’absence de vestiges à observer ne les autorise qu’à produire des développements hypothétiques, ou des comparaisons dangereuses avec les très rares exemples en notre possession.
Le cas du disparu est ainsi exemplaire des problèmes posés par la définition d’une science par une pratique professionnelle. Ceux-ci n’ont plus lieu d’être si l’on s’intéresse au contraire à l’objet d’étude de cette science, comme l’ont fait les membres du Centre d’Archéologie Générale. Leurs travaux ont abouti à la conclusion qu’histoire de l’art et archéologie partagent un même objectif scientifique. Leurs spécialistes ont en charge l’analyse de l’équipement, c’est-à-dire l’étude technique de la totalité des ouvrages fabriqués par une société[4]. Selon cette définition, ni la valorisation ni l’état de conservation ne peuvent être des critères discriminants qui excluent une part de la documentation de l’étude technique. Plus encore que d’autoriser l’analyse des ouvrages disparus, la définition de l’archéologie comme science dévolue à l’étude de la totalité de l’équipement implique leur prise en compte.
Cette dernière doit être menée systématiquement et nous proposons d’en exposer les grandes lignes dans la suite de cette introduction.
Disparu et inconnues documentaires : dépasser la valorisation historique
L’étude du disparu relève du rétablissement des inconnues documentaires. Celles-ci concernent plusieurs domaines. Par qui et quand l’objet perdu a-t-il été produit ? Pour qui et pour quelle utilisation ? Autant de questions qui rendent nécessaire le recours aux données testimoniales. Les textes et l’iconographie nous renseignent également sur l’état civil du conservé, mais ils ont un statut particulièrement important en cas de perte de l’objet puisqu’ils constituent alors notre seule source d’informations.
Cette situation implique de les utiliser avec précaution, d’en avoir une lecture critique.
Les données testimoniales portent en effet la trace de la société dans laquelle elles ont vu le jour. La valeur qui y est accordée aux objets est une donnée historique qui ne doit pas être confondue avec le fait technique. Hormis le fait qu’il peut n’être que le reflet de la personnalité de l’auteur qui le formule, le goût évolue au fil des époques, mais aussi des lieux ou des milieux. Un romain de l’époque impériale comme Pline aura tendance à préférer la grande peinture des siècles le précédant et à dévaloriser celle de son temps, devant laquelle nous ne cessons pourtant de nous émerveiller. Le marbre, que nous avons déjà donné comme parent pauvre de la sculpture en Attique, devient un matériau précieux dès lors qu’il est utilisé dans une région dépourvue de carrière, comme la Sicile.
La valorisation subjective des productions artistiques antiques est donc un filtre un prendre en compte dans le cas des images comme celui des textes.
Les images donnent en effet à voir un champ restreint des ouvrages qui était fabriqués. Les scènes de banquet témoignent essentiellement de l’aspect de la grande vaisselle antique, et les coffres qui accompagnent si souvent les mises en scène de la féminité ne devaient équiper que les gynécées les mieux dotés. Quelques images proposent certes des représentations d’objets du tout-venant et de petits métiers, mais ces témoignages, plus rares, sont eux-aussi conditionnés par la vision de leur auteur, dont le style ou l’intérêt nous éloigne toujours un peu de la réalité des ouvrages.
Le phénomène de valorisation des productions intervient également dans les sources écrites. Il peut se manifester explicitement ou être perceptible au détour d’anecdotes. Le satiriste Lucien de Samosate propose ainsi un classement de la valeur des matériaux employés en sculpture, par le biais de la préséance appliquée lors d’une assemblée où des divinités siègent sous leur forme de statue[5]. Et comme dans le cas des images, les auteurs classiques n’offrent dans leurs écrits qu’une vision partielle du monde et de l’art grecs.
Les mécanismes de la valorisation sont complexes et elle mériterait une étude à elle seule, de type historique. A la différence de cette dernière, l’analyse technique doit prendre en compte tous les cas de disparition au même niveau, qu’ils aient été provoqués par de grands acteurs ou causés par un simple oubli des propriétaires de l’objet, et qu’il s’agisse des fleurons de l’art grec ou de ses productions les plus communes. La relève des inconnues documentaires doit donc s’appliquer à l’ensemble de l’équipement produit.
Une fois expliqué l’intérêt de prendre en compte le petit et le grand disparu à un même degré de l’analyse, passons maintenant rapidement en revue l’éventail des domaines de la production technique pouvant avoir à faire avec le problème de la disparition.
L’étendue de la problématique du disparu : diversité des inconnues documentaires ; ce qu’encourage l’analyse modélisée
Nous avons pour l’instant évoqué des disparitions concrètes, affectant tout ou partie de l’intégrité matérielle de l’objet, reflétant la réalité éditoriale du traitement du disparu. Elles sont celles qui viennent immédiatement à l’esprit quand on évoque le sujet de la perte. Or le champ de la disparition est à élargir dans le cadre de l’analyse technique. En effet, elle peut aussi toucher des ouvrages très bien conservés. C’est tout d’abord le cas des objets non-identifiés : la perte concerne alors la fonction. Rien ne différencie rétrospectivement l’aiguille à coudre du stylet conçu pour inscrire une tablette de cire, et c’est donc l’oubli de leur finalité qui implique de les inclure dans notre étude du disparu. La perte du mode d’emploi est un autre exemple de disparition affectant un objet conservé. Elle se pose dès lors que la manipulation n’est plus évidente ou que l’ouvrage ne comporte pas de traces d’usure indiquant la façon dont il était tenu. La fonction de l’objet comme sa manipulation font partie de son analyse technique et doivent être analysés au même titre que n’importe quelle autre inconnue documentaire.
Si elle peut surprendre au sujet du conservé, la prise en compte du disparu fait de plus entrer une catégorie d’ouvrages tout à fait inattendue dans l’analyse technique. Il s’agit des œuvres projetées et qui, n’ayant jamais existé, n’en ont pas moins leur place dans l’étude de l’équipement. Fantasmes d’architectes ou rêves d’orfèvre sont toujours un écho à l’existant de leur époque. Ils ont pour origine la même capacité technique, le même pouvoir de concevoir des ouvrages que dans le cas de l’existant et sont passibles de la même analyse. Leur immatérialité rend le recours aux données testimoniales indispensable, comme dans le cas du non conservé. Cette communauté dans la méthode employée pour traiter du problème nous entraîne donc à en faire une catégorie de l’étude archéologique du disparu.
Commune au valorisé et au vulgaire, étendue à la perte de la manipulation et à la projection, la réflexion sur le disparu présente l’intérêt de poser la question des inconnues documentaires d’une façon beaucoup plus exhaustive et objective que lorsqu’elle se limite au conservé. L’importance de son étendue posée, il convient pour finir de passer en revue les modalités de résolution de la perte.
Solidarité des arts et complémentarité des matériaux. Des phénomènes à prendre en compte dans l’analyse du disparu
Appartenant à un même système technique, les différents arts entretiennent de ce fait une certaine solidarité. Cette réalité de l’analyse est une aide précieuse à l’étude de la disparition et dépasse la simple résolution des inconnues documentaires. Elle existe notamment au sein d’un seul ouvrage partiellement conservé : si sa fonction est bien identifiée, peu importe, dans une certaine mesure, que certains de ses éléments aient disparu, puisque nous pouvons analytiquement établir leur existence. Ainsi, la boucle de métal de la ceinture, vestige d’un dispositif plus complexe, nous renseigne sur le lien de cuir qui l’entourait et le vêtement qu’elle retenait. De même, les qualités de la feuille de papyrus apportent des informations sur la façon dont on l’employait lors de la lecture ou sur les caractéristiques du lieu qui la conservait, et pallie ainsi la disparition des bibliothèques anciennes.
Cette solidarité technique ne se limite pas aux ouvrages d’un seul tenant : elle se constate aussi entre les différents types d’arts. La grande peinture a ainsi à voir avec la mosaïque, comme le note déjà Pline l’Ancien dans l’Antiquité[6]. Cette évidence de communauté, explicitée par les Anciens, a depuis longtemps mené à des comparaisons. Elles ne constituent que d’une partie du problème. En effet, l’échange d’art ici en question est toujours vu comme unilatéral. La grande peinture aurait inspiré la mosaïque, et il ne nous resterait donc que le pâle reflet d’une production valorisée par un art dit « mineur ». Or, la réalité de l’échange d’art est au contraire à double-sens. La mosaïque a elle aussi influencé la grande peinture et son observation est donc à revaloriser dans l’étude de cet art disparu. Le cas de ces pavements figurés permet aussi d’envisager d’autres types d’arts disparus. Au contraire de la peinture qui repose sur des aplats de couleur, la mosaïque consiste en effet à fabriquer une image par l’intermédiaire d’une technique pointilliste, et elle est en cela comparable à la broderie sur textile. Poursuivre l’étude de la totalité des fins visées par une même technique, sans se limiter aux plus évidentes et mieux documentées testimonialement, permet une exploitation plus efficace du vestige dans la résolution du disparu.
Relever le geste de l’oubli : la démarche expérimentale au secours du disparu
La disparition peut, comme nous l’avons dit, affecter des ouvrages parfaitement conservés. Ainsi les gestes employés pour se servir d’un objet ou pour le fabriquer, pourtant bien connus des Anciens, nous échappent pour l’essentiel. Ces deux inconnues documentaires peuvent être en partie résolues par les données testimoniales. Les exemples de recettes ou de mode d’emploi sont rares dans les textes de l’Antiquité classique, mais elles existent quand il est question d’ouvrages ou de pratiques jugées exceptionnelles par un auteur. Le récit de la fabrication du papyrus dans l’Histoire Naturelle[7] ou les anecdotes culinaires d’Athénée de Naucratis nous informent sur le mystérieux procédé de production du papier antique ou les fastes de la cuisine servie à la cour des Ptolémées. L’exotisme ou le caractère exceptionnel des manipulations justifient l’emploi de termes très précis de la part des auteurs qui les décrivent et dont nous avons parfois malheureusement perdu le sens. Pour résoudre les problèmes posés par ces hapax comme pour étudier des objets plus quotidiens, il faut souvent se tourner vers l’iconographie. Les images de l’Antiquité nous renseignent effectivement sur la prise en main d’un outil, ou sur les étapes de sa fabrication. La peinture sur vase dit bien plus sur la façon de tenir la quenouille que le récit homérique des longues nuits de la ruse de Pénélope, passées à détisser l’étoffe confectionnée dans la journée pour éloigner les prétendants. De même, les ex-voto peints, souvenirs des demandes aux dieux des potiers de Corinthe, conservent la mémoire des modalités de l’extraction de l’argile[8], absente des textes car trop déconsidérée pour avoir la faveur des auteurs.
Le faible nombre de ces images ainsi que les normes de représentations dont elles font l’objet ne permettent pas de s’appuyer exclusivement sur elles pour compenser la disparition du geste. Elles ne présentent par ailleurs jamais la totalité des opérations nécessaires à la fabrication. L’étude des sociétés n’employant pas l’écriture et nous ayant transmis très peu de représentations a stimulé une réflexion de grande ampleur sur ces problèmes. Les préhistoriens se sont ainsi adonnés les premiers à l’archéologie expérimentale. Célèbre pour avoir permis l’étude de la taille de silex, cette démarche est tout aussi utile pour la compréhension de la taille de marbre dans les carrières du Pentélique. Elle intéresse toutes les périodes et peut aussi s’appliquer à retrouver la façon dont ont été manipulés les objets. Des recherches dans d’autres disciplines peuvent donc être mises au rang de l’archéologie expérimentale. Ainsi, les conclusions du papyrologue fabricant une feuille de papier pour mieux comprendre le texte de Pline ou celles du paléographe analysant le ductus, la façon de tracer les lettres, sont autant de tentatives à intégrer à l’étude technique de la librairie grecque disparue.
La production d’image au secours du disparu : possibilités et limites de la représentation de ce qui n’est plus
Rendue obligatoire dans le cadre de l’analyse technique modélisée, l’étude du disparu peut dépasser le simple discours écrit ou l’expérience et donner lieu à une production d’images. C’est même l’un des objectifs les plus souvent poursuivis par les professionnels qui ont affaire à des œuvres perdues. Laissons de côté les péplums et festivals dédiés à l’Antiquité pour nous intéresser à la production d’images dans les publications qualifiées de scientifiques. Nous allons voir qu’une mise au point est nécessaire. Elle commence par la précision d’un élément sémantique. Les légendes qui accompagnent ces représentations dans les études les qualifient indifféremment de « restitution », « reconstruction », ou de « reconstitution ». Ces errances de vocabulaire mettent en avant un flou assez profond, qu’il nous paraît important de manifester[9]. Écartons d’emblée le terme de « reconstruction » qui ne nous concerne pas ici car il est synonyme de « restauration », dans son acception monumentale et s’applique en fait au conservé. Réservons-le au cas où les vestiges peuvent être rétablis dans leur intégrité matérielle, contrairement aux procédures que recouvrent deux autres termes.
« Restitution » et « reconstitution » viennent compenser le manque de vestiges. Le statut de ces représentations est très différent selon la part de disparu qu’elles documentent. Chacune d’entre elles a reçu une appellation précise au sein de l’enseignement d’art grec et d’archéologie générale. La « restitution » désigne la pratique qui vise au rétablissement scientifique de la perte. Elle doit sa pertinence à la connaissance du système technique et des particularités de celui des Grecs dans l’Antiquité pour l’exemple qui nous occupe. Une bonne connaissance théorique du système architectural des ordres permettra par exemple de restituer l’élévation d’un bâtiment, même en présence de peu de vestiges, comme par exemple dans le cas du portique d’Attale, à Athènes. Avoir conscience que les vases grecs étaient des objets destinés à être manipulés aidera de même à restituer l’emplacement de l’anse à un endroit permettant de l’empoigner, même si celle-ci n’a pas été conservée. Procédure permettant de raisonner le manque, la restitution fait partie intégrante de l’analyse technique et autorise la production d’images scientifiques dans le cas de pertes partielles.
Mais il n’est pas toujours possible de combler toutes les lacunes documentaires. C’est le cas lorsqu’une œuvre a disparu intégralement sans laisser de vestiges. Ainsi, malgré une description précise de Pline le Jeune[10], il est impossible (comme l’a montré une exposition du début des années 1980[11]) de restituer sans ambigüité la villa Laurentine dont nous ignorons encore l’emplacement exact. C’est le cas aussi lorsqu’une œuvre est connue à la fois grâce à des données autopsiques et testimoniales, mais qu’elle fait partie d’un système technique que nous ne maîtrisons pas. Ainsi l’apparence précise du mausolée d’Halicarnasse reste hypothétique, bien qu’il soit décrit par Pline l’Ancien[12] et qu’il en subsiste de nombreux blocs architecturaux, car nous ne connaissons par ailleurs aucun monument funéraire comparable. Dans ces cas, où la restitution est inenvisageable, nous parlerons de « reconstitution ». Celle‑ci permet de donner une « idée » de l’œuvre, dans une démarche de vulgarisation scientifique. Ce type de représentation a connu son âge d’or au XIXe siècle, sous l’impulsion des « envois de Rome ». Mais aujourd’hui encore, les recueils de reconstitutions sont des succès de librairie[13].
Etudier le disparu : pistes de réflexion
L’étude du disparu offre donc un regard neuf sur l’Antiquité. Objet d’histoire, sa prise en compte nous permet de concevoir la valorisation que les Anciens appliquaient à leur art et dont nous avons ou non hérité. Objet d’archéologie, elle seule nous permet d’avoir prise sur la réalité du système technique de cette époque et nous autorise à mener à bien l’analyse de l’équipement, au centre de la réflexion que nous entendons mener.
Issus de recherches doctorales en cours, les différents travaux présentés ici permettent, grâce à des exemples originaux, de manifester l’intérêt scientifique de cette étude du disparu, mais aussi, parfois, d’en souligner les limites.
Benoit Dercy, en travaillant sur le cuir dans l’Antiquité, prouve qu’il est possible, grâce aux données testimoniales, d’analyser un matériau périssable dont les vestiges sont particulièrement rares. L’exploration du corpus des textes et des images antiques menée de façon analytique permet de dépasser l’apparente retenue des auteurs de l’Antiquité sur le sujet. Les questions posées en amont sur le fait technique trouvent ainsi bien souvent des réponses là où on ne les attendait pas et rend ce type d’approche du disparu très performant.
Dans le cas de la musique, dont le jeu est par définition éphémère, la disparition concerne non seulement les vestiges, mais aussi le geste, la pratique. L’étude de la musique antique fait donc appel à de multiples sources, comme nous le montre Sylvain Perrot : il faut analyser les données testimoniales, qui nous apportent la connaissance des œuvres grâce à certaines partitions conservées, mais aussi les données autopsiques, qui peuvent, dans le cadre de l’archéologie funéraire notamment, fournir des indices précieux sur les instruments, et enfin il faut recourir à l’auturgie, qui permet de mieux comprendre la pratique musicale.
Traitant cette fois de la disparition du bâti et de l’équipement de la vie quotidienne, l’analyse du domaine royal de Marly par Dominique Adrian nous permet par ailleurs d’étendre notre réflexion sur le disparu à différentes périodes. Si la journée d’étude organisée en mai 2010 était consacrée au disparu antique, ce choix rhétorique ne doit en effet pas nous faire oublier que, travaillant dans le cadre d’une analyse modélisée, les conclusions obtenues peuvent en fait s’appliquer à toutes les époques. Le problème de la prise en compte des ouvrages disparus reste le même quelle que soit la période étudiée, et seules les conditions de l’observation changent. Plus nombreux, la transmission de ces vestiges de la semaine passée à celle que nous vivons dépend des mêmes aléas que ceux de l’Antiquité. Comme l’humidité a pu avoir raison du papyrus en Occident, une feuille de papier imprimée laissée sous la pluie quelques heures sera victime de ce qu’on a coutume d’appeler les vicissitudes du temps, qu’elle qu’en soit leur durée. Enfin, un enfant né dans la dernière décennie restera tout aussi interdit face à la façon d’utiliser un lecteur de cassettes audio qu’un préhistorien devant certains objets taillés dont nous ne comprenons plus le mode d’emploi. Dans son article, Dominique Adrian nous montre donc que l’archéologie du disparu ne se limite pas aux périodes anciennes et qu’il est tout à fait possible d’appliquer ses méthodes d’analyse à des productions artistiques de fabrication et de disparition plus récentes.
Malgré la multitude de types de données disponibles, il n’est pourtant pas toujours possible de résoudre toutes les énigmes posées par l’archéologie du disparu. Dans sa communication, Anastasia Painesi révèle ainsi que, bien qu’une description relativement précise de la part de Pausanias nous soit parvenue, beaucoup d’incertitudes demeurent quant à la peinture de la Bataille d’Oinoé exposée durant l’Antiquité dans la Stoa Poecile de l’agora d’Athènes.
Dans le cas de la topographie de la ville d’Hermopolis (Egypte), présentée par Lorenzo Medini, l’archéologie du disparu semble aussi se trouver dans une impasse. Pour cette ville, nous disposons d’une part de certains vestiges, et d’autre part de descriptions de voyageurs. L’analyse conjointe de ces deux types de sources permet alors de mieux connaître le paysage urbain d’Hermopolis. Toutefois il reste difficile d’identifier tous les monuments présents dans la ville, tout comme l’est la restitution de ceux qui ont entièrement disparu.
Dans son article sur la géographie historique du bas-Strymon, Matthieu René-Hubert évoque des problèmes similaires. Certes, la confrontation des données testimoniales et autopsiques s’avère fructueuse, puisqu’elle permet de rendre leur toponyme à certains sites archéologiques, mais il paraît impossible, en l’absence de nouvelles découvertes, de rétablir toutes les inconnues documentaires. Pourtant, cet exposé montre que l’étude de ces sites, dont le nom a disparu, reste envisageable, à condition de changer de problématique : l’objectif n’est plus de combler une lacune documentaire, mais bien de mener une étude géoarchéologique sur le fonctionnement en réseau de ces sites sans noms. Ici, la prise en compte de la perte comme une donnée à part entière de la réflexion sur cette région incite à un questionnement nouveau, aidé par une nouvelle approche. Loin du constat d’échec, l’attention portée au disparu dans nos travaux apparaît au contraire comme une formidable opportunité de renouvellement des problématiques face auxquelles elle place la documentation antique.
Les articles regroupés dans ce volume, en proposant des pistes de réflexion sur des époques et des sujets variés, invitent donc à poursuivre l’étude du disparu telle que nous avons tenté de la définir dans cette introduction.
[1] Sur la sculpture chryséléphantine, K. Lapatin, Chryselephantine Statuary in the Ancient Mediterranean World (2001).
[2] Au sujet de la grande statuaire, notamment J. Overbeck, Die antiken Schriftquellen zur Geschichte der bildenden Künste bei den Griechen (1868) – recueil réédité et traduit par M. Muller-Dufeu, La sculpture grecque : sources littéraires et épigraphiques (2002) ; ou encore M .Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien : ou l’art de la sculpture antique considéré sous un nouveau point de vue : ouvrage qui comprend un essai sur la sculpture polychrome, l’analyse explicative de la toreutique, et l’histoire de la statuaire en or t ivoire chez les Grecs et les Romains, avec la restitution des principaux monuments de cet art et la démonstration pratique ou le renouvellement de ses procédés mécaniques (1814). Concernant la peinture, on consultera, toujours avec profit, l’ouvrage d’A. Reinach, Recueil Milliet : Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne (1921) – réédité par A. Rouveret en 1985.
[3] A. Rouveret, S. Dubel, V. Naas, Couleurs et matières dans l’Antiquité : textes, techniques et pratiques (2006). A. Rouveret, Peintures grecques antiques : la collection hellénistique du musée du Louvre (2004).
[4] Ph. Bruneau, P.-Y. Balut, Artistique et archéologie (1993).
[5] Lucien, Œuvres, tome III, Opuscules 21-25, « Zeus Tragédien », texte établi et traduit par J. Bom, Les Belles Lettres, (2003)
[6] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 60.
[7] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XIII, 71‑89.
[8] Par exemple : plaquette votive en argile du VIe siècle av. J.-C., conservée au Staatliche Museen zu Berlin (Antikenmuseum, inv. F871).
[9] Nous nous réfèrerons ici à la terminologie établie par le Centre d’Archéologie Générale. Cf P.-Y. Balut, « Restauration, restitution, reconstitution », RAMAGE 1 (1982), p. 95-109.
[10] Pline le Jeune, Correspondance II, lettre 17.
[11] P. Pinon (éd.), La Laurentine et l’invention de la villa romaine. Catalogue de l’exposition des projets soumis au concours d’émulation organisé à Paris à l’Institut Français d’Architecture (1982).
[12] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 4, 18.
[13] Parmi de nombreux exemples, J.-Cl. Golvin, C. Salles, Voyage chez les empereurs romains (2006).