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Les disparus de l’archéologie

Pierre-Yves Balut

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Qu’il pourrait ne s’agir que de l’abus d’une formule. Le disparu, en effet, n’est-il pas l’objet de toute archéologie ?

Parce que les choses mêmes ont disparu : c’est ce qui justifie que, traditionnellement, l’archéologie se définit par la fouille. Le disparu conditionne l’archéologie comme fouilleuse ; la fouille archéologique présuppose qu’elle ne s’occupe que d’un disparu parce que enfoui. La collusion est fondatrice, définitoire et donc évidente.

Mais plus encore que les choses, toute histoire et toute l’histoire se sont évaporées : c’est l’objectif même, alors, de l’archéologie, d’une part, de retrouver les informations disparues relatives à l’objet – ce que nous appelons la relève ; d’autre part, de contribuer à ressusciter tout le contexte, tout ce disparu dirait-on historique, celui des « civilisations perdues » qui font la réputation des archéologues aventuriers, où les Carter et les Schliemann en remontrent autant aux Indiana Jones !

En tout état de cause, tout travail archéologique concerne en réalité du matériel sans doute disparu mais assurément retrouvé ou qu’il est attendu de retrouver tôt ou tard. Le disparu est une condition préalable à laquelle l’archéologie remédie par la fouille et dont diverses démarches retrouvent encore les informations afférentes, autant que faire se peut.

La formule « archéologie du disparu » pourrait donc bien n’être qu’une sorte de contre-sens puisqu’elle n’existe que si on le trouve, en même temps qu’un truisme, une redondance, presque une naïveté, puisqu’il n’y a d’archéologie canonique, car fouilleuse, que si c’est disparu.

Aussi plusieurs auteurs, ici dans ces articles de RAMAGE, ne s’y sont pas particulièrement arrêtés : ils ont très normalement et tout simplement « fait de l’archéologie ». A propos d’une peinture du portique pœcile d’Athènes, s’examinent ainsi les limites d’une restitution et surtout les impasses des raisonnements tautologiques des reconstitutions, malgré l’ingéniosité des hypothèses. Même l’identification du sujet de la peinture et sa datation par référence à telle bataille ou à telle autre tient du même genre de raisonnement circulaire et gratuit, sans autre authentification. Avec l’instrumentation musicale, on retrouve une opération de restitution plus performante à partir des différents vestiges retrouvés. Le cas de la ville d’Hermopolis, à peu près impénétrable au non initié, pose encore plus clairement les limites de l’établissement congruent du sens dans le cas d’identification architecturale, d’affectation. La question semble se poser dans des termes similaires aux jeux discutables des identifications-attributions en matière de sculptures, avec des noms de représentations et d’artistes sans oeuvres, et réciproquement. Dans ce cas, il y a des noms d’installations et des bâtiments : sans critères précis reconnaissables, restent les seules opinions. Surtout quand la critique des témoignages invoqués généralement révèle qu’ils sont assez obscurs pour concerner aussi bien une autre ville et que les bâtiments repères pourraient ne pas exister ! Quant à la « géographie historique » du Strymon, il s’agit d’un beau cas de relève conceptuelle : comment se nommait tel site, aussi bien que : où mettre tel nom ? La congruence est paradoxalement difficile, car les mentions de noms sont nombreuses, peut-être, mais non pour autant précises quant aux indices caractérisant une localisation. Tous ces cas illustrent diverses opérations de relève et raisonnent de façon critique les jeux convenus d’hypothèses, de celles qui souvent dispensent des raisonnements dans l’établissement du sens, avec l’aide des tautologies et des postulats.

De prime abord, la formule n’a donc pas de sens particulier. Elle était apparue il y a dix ans avec Alexandre Farnoux, entre autres à propos de l’archéologie d’Homère et de celle du sport dans la Grèce antique, laquelle rendait compte de la situation, non des palestres et des stades, mais de tout un équipement du sportif qu’on n’avait aucune chance de jamais retrouver. A l’origine de l’emploi du mot, il s’agissait, dans une apparence de paradoxe seulement, d’assumer cette fois un disparu absolu qu’on ne retrouve pas, une absence physique irréductible d’une histoire disparue : ni chose à fouiller, ni information à relever, particulièrement en matière de restitution puisqu’il n’est point de vestiges, ni contexte à illustrer puisque, pour la même raison, il n’est pas de situation historique précise. Restaient seulement des images sur les vases et des témoignages de toute nature dispersés dans toute la littérature antique, dans une grande diversité d’auteurs, d’époques, de genres, etc. Mais alors, la difficulté n’était plus seulement dans une absence radicale des choses, mais autant dans le recours presque unique aux textes, c’est-à-dire dans ce qui paraît comme une pure pratique historienne. L’affaire se complique : cette archéologie bizarre serait en réalité de l’histoire !

Du moins si l’on reste dans la belle confusion commune de la discipline et du métier de ses praticiens, celle de l’histoire et des historiens. Qu’en effet tel genre d’études puisse se faire par des savants par ailleurs historiens, quoi de plus normal et attendu ? Toute la question est de trancher si les disciplines alors se confondent. A ce point du cheminement, la formule « archéologie du disparu » implique ici donc une analyse de la nature de l’archéologie, des conditions d’une archéologicité et, dans le même mouvement, conséquemment, d’une historicité. Cette remise en question n’étonnera personne, car c’est bien ce que nous avons défendu depuis longtemps : l’archéologie n’a pas à se définir par les conditions de l’observation – la fouille –, mais, comme une science qu’elle peut prétendre à être pour peu qu’elle en fasse l’effort, par la spécificité de son objet : l’ouvrage technique. Par le fait, cet objet s’appréhende soit directement, entre autres par la fouille, soit indirectement quand il est disparu : par tout type de témoignage, textuel, dès que ça parle de la technique, imagier, ou même oral pour le récent. Et de la même façon, corrélativement, l’histoire ne risque plus de se définir par une manière de la faire, en explorant le testimonial, mais de même par la cohérence de son objet : l’usage social. Lequel ne saurait se confondre avec le magma du passé ou du temps qui, trop naturellement, globalement et réellement, contient tout en effet, en ne tenant que des conditions de l’existence, sans participer de son humanisation par la raison. Or c’est cette raison qui, en nous abstrayant de la vie et entre autres du temps, mais aussi de l’espace ou de l’environnement, nous rend à même de constituer cette histoire. Alors cet objet social encore ne saurait se déterminer suivant les moyens de le connaître : soit par observation directe des mœurs, comme en sociologie, soit par tout témoignage évidemment ; mais, soit encore par l’équipement lui-même qui est, analytiquement, de l’histoire dans le phénomène du style, comme historicisation de l’art, ou qui tient d’une production de l’histoire dans les techniques de la personne, comme le logement ou le vêtement. A part dans l’idée simplette que tout étant dans le temps, tout est de l’histoire, l’archéologie se distingue donc formellement de l’histoire par la prise en compte des spécificités différentes de leurs objets, la technique ou le social, toutes deux ne pouvant se confondre avec une découverte et une  considération matérielle de choses, pour l’une, ou une exploration d’archives pour l’autre. Les témoignages ne sont pas de soi de l’histoire quand ils renseignent l’ars, mais la technique peut en être quand elle est style.

Ainsi donc, il existe évidemment une légitime archéologie du disparu, non dans une ambiguïté littéraire des mots, mais bien dans un renouvellement de l’archéologicité et, conséquemment, de l’historicité.

A l’instar d’une archéologie du sport grec qui ne se limite pas au bâti restant, ou de la guerre, qui n’est pas que casque de bronze et fortification, ainsi peut s’élaborer une archéologie du cuir antique, comme analyse de tout un système technique à partir des seuls témoignages et pratiquement sans vestige, où s’esquisse déjà ce que pourrait être une ergotropie, une analyse des traits utiles distincte des finalités, des « industries » et plus encore des usages et des styles des productions – c’est-à-dire de l’histoire. Le disparu est encore plus irréductiblement sensible dans la question de la musique grecque. Car il ne s’agit pas simplement de restituer des instruments dont on possède quelques vestiges, de connaître la facture, mais plus ambitieusement d’appréhender l’exécution, la technique musicale à proprement parler – car la facture n’est pas musique ! –, la technique entendue comme essentielle manipulation, analyse rationnelle du geste producteur. Où la matérialité de l’instrument et de sa fabrication ne sont pas plus techniques que le fugace du geste qui en joue. Un tel éphémère ne risque pas de s’appréhender autrement que par témoignage d’une part, ou par auturgie de l’autre, qui apprend non seulement à refaire les instruments anciens mais surtout à en rejouer. Plus encore, car le disparu musical est à tiroir : après l’instrument et l’interprétation, vient encore la musique même, l’ordonnance des sons qui en font un « morceau ». De nouveau, entre les diverses manipulations productrices de sons et les témoignages, qui là peuvent tenir d’indirects commentaires du morceau ou d’écriture de la partition, quelles qu’en soient les diversités de façons, se peut analyser une part du système musical des sons produits. L’archéologie musicale est fondamentalement une archéologie du disparu, sans jeu de mots ambigus, où l’objet est totalement technique sans qu’on puisse en disposer de la moindre matérialité rémanente.

On pourrait en rester là : on a déjà gagné d’analyser des ouvrages dont on ne dispose plus. En modifiant la définition de l’archéologie et de l’histoire, on peut d’emblée exploiter nombre de témoignages négligés quant à ce qu’ils pouvaient apporter à la connaissance des faits techniques, dans leur spécificité qui les distingue des faits de nature sociologique. Etant entendu que ces distinguo sont sans rapport avec les séparations des métiers des archéologues et des historiens. Mais ce changement des conditions de l’archéologie ne fait surtout qu’élargir l’accès à du matériel nouveau. Il ne change guère l’idée qu’on s’en fait, même si l’on est amené à être plus attentif au fait technique.

Or, cette définition de l’archéologicité par l’objet et non l’observation contient d’autres développements qui font voir la notion de disparu sous un autre jour encore. Car plus qu’à une question d’archéologicité, on est renvoyé à l’essentiel de l’objet de science, au rationnel ici, à la question de l’artisticité : qu’est la technique quand elle n’est pas tant la chose que la capacité de la fabriquer et, plus insaisissable encore, de la manipuler ?

Ainsi, en tout état de cause, l’objet qu’est l’ars est donc toujours et intrinsèquement disparu. Dans son genre, l’ouvrage même témoigne encore, pourrait-on dire, car il n’est point tant la technique que son résultat, son produit : la technique étant bien ce qui l’a permis et ce qu’il a permis, le geste fabriquant de l’ouvrage et par l’ouvrage.

Alors il ne s’agit même plus d’observer des choses ni de faire de l’histoire, comme dans la traditionnelle archéologie, non plus d’indirectement les retrouver par les témoignages dans une archéologie redéfinie par son objet et non son moyen d’observation. Plus fondamentalement, il s’agit de rendre compte de la capacité technique, de ses fonctionnements et de ses investissements. Ce qui est alors en cause, ce ne peut plus être seulement cette capacité-là, mais, bien plus largement, les interactions de l’ensemble des modalités du rationnel, relativement à elle : la technique comme produisant de la représentation, de l’activité, de l’être ou du vouloir, aussi bien que, réciproquement, sa formalisation, sa mise en forme par ces modes de la raison. On passe d’une archéologie de choses, qui ne peut être rien d’autre qu’une auxiliaire de l’histoire dont elle dépend totalement, à une archéologie plus complète parce qu’elle élargit ses sources, mais qui reste encore dans les problématiques de l’histoire par la technique et de la technique en histoire ; jusqu’à passer enfin à une véritable anthropologie de l’art : une prise en compte des combinaisons des diverses modalités du rationnel (où l’histoire n’en est qu’une), particulièrement dans leurs rapports réciproques à la technique. Ce n’est plus ce qu’on trouve qui compte ni même ce qui historiquement a existé, mais la manière dont les mécanismes de la technique produisent et interagissent avec les autres processus du rationnel. Toutefois, comme on a affaire à des processus structurés, chacun, virtuellement, dessine les distinctions, les compositions de leurs rencontres, et par le fait les constructions des problématiques. Ce qui dirige aussi bien l’enquête que l’analyse et l’interprétation, c’est cette modélisation par les desseins préalables des combinaisons de tous ces mécanismes.

Le disparu dans tout cela devient sans doute un  peu anecdotique, quoiqu’il ne s’agisse que de lui, paradoxalement. Dans une première situation, il s’agissait d’un disparu qui n’est pris en compte que dans la mesure où on le retrouve. Ensuite, il ne se retrouve pas réellement, mais on en sait indirectement le contenu. Enfin, il devient constitutif puisque tout le rationnel est un mécanisme par définition disparaissant, qu’il s’agisse de la manipulation technique, ou, a fortiori, de la représentation, de la vie ou du vouloir qui en dessinent le modèle analytique.

Le culte est exemplaire. Une certaine archéologie cherche les temples, offrandes et restes des sacrifices et positivement les constate. Une autre rechercherait les témoignages et les textes attestant de l’ensemble des équipements des faits religieux, éphémères comme durables. Une troisième, les modélisant, construirait les dits faits dans leur principe, en sorte de dessiner les questions, de suggérer les enquêtes, comme on a pu en donner une idée sur notre site, avec, au plus simple, la distinction de l’interlocution, de la dotation, de la fréquentation et du sacrifice. Alors, les trois-quarts de la problématique ne sont pas techniques, mais seulement possiblement équipés. Mais qu’ils le soient ou aussi bien qu’ils ne le soient pas, est de toutes façons extrêmement significatif dans leur distribution.

Quoique seulement pressentie ici, une archéologie du paysage pourrait construire sa problématique à partir de la notion de logement comme modalité de la mise à part et de la communication à l’échelle d’un pays, où s’examinent les types de logements, de la maison au quartier, à la ville, aux villages dispersés, etc. ; comme mode de la constitution « d’usines » productives, comme le sont aussi bien les champs que les carrières ; comme modalités techniques des activités où les chemins sont des modes du roulement, de la marche, du pas de l’âne ou du cheval, etc. Bref, il ne s’agit pas de connaître une ville grecque et de la chercher, mais de problématiser l’occupation d’un territoire, autrement qu’en parlant de réalités de routes, de murailles ou de maisons, en sorte d’en suggérer l’exploration.

L’étude de Marly va aussi dans ce sens : il ne reste presque plus rien ; il faut donc en exploiter tous les témoignages ; il faut surtout, avant de lire Saint-Simon, se faire à l’idée de ce que c’est que d’être logé, évidemment comme roi, avec des courtisans, et pour l’ensemble de ce que peut être la vie sociale et la constitution de l’être.

L’archéologie du disparu n’est en définitive, qu’un truisme apparent.

La notion conduit à un élargissement de l’archéologicité qui en augmente les sources et les phénomènes évanouis à observer.

Elle oblige plus encore à considérer la rationalité des phénomènes humains, à en construire les modèles de fonctionnement en sorte de poser les questions avant même l’état des sources et les attestations.

Ce n’est bien qu’une formule, mais elle n’est pas si vide. Elle est même féconde.

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